PLANKTOS de Lionel MARCHETTI

Régis POULET

Texte d’accompagnement des 5 CD

En écrivant Planktos (Isolato, 2018), je voulais explorer l’Océan mondial à toutes les échelles, du plancton aux baleines, et mesurer son importance pour la pensée, comme un espace blanc. La plupart du temps, l’Océan est pour nous une étendue, mais sa profondeur et sa vie aquatique nous échappent. Les êtres qui y vivent évoluent dans une immensité qui les rend rares, et la plus grande quantité en est invisible à l’œil nu : il s’agit de ces êtres planctoniques nommés d’après l’errance qui les caractérise — un mode de vie, si l’on veut bien y songer, qui nous définit tous. En approchant, notamment grâce aux travaux des scientifiques, ces multiples espèces, j’ai travaillé cette matière physique et lexicale afin d’en rendre la multiplicité, l’étrangeté et la beauté. J’ai essayé de trouver la poétique de cet espace et de ces êtres — autrement dit : leur géopoétique.

Le rôle des titres dans la musique concrète et acousmatique me paraît capital pour donner un horizon d’écoute. De la lecture du recueil à l’écoute des compositions, ma collaboration avec Lionel Marchetti a consisté à transposer musicalement le poème dans une sorte de triangulation avec le monde — je dirais une musique géopoétique qui, pour paraphraser Kenneth White, n’exprimerait « ni le moi, ni le [son], mais le monde ». En n’utilisant les sons (quelle qu’en soit l’origine) que pour leur seule valeur musicale et plastique, la musique acousmatique courrait le risque de se recoquiller en abandonnant le monde. Cette longue œuvre musicale qu’est Planktos dépasse l’imaginaire du musicien et ne propose pas un jeu sonore formel mais donne à entendre un monde dont la réalité nous échappe pour une large part. Grâce à l’étonnante capacité (si bien analysée par François Bayle) qu’ont les sons de faire image, Lionel Marchetti donne à voir, autrement qu’avec des mots, cet Océan et les êtres qui y évoluent. Les mots ne sont pourtant pas absents : les titres que j’ai choisis sont pour la plupart issus du poème, et ils en forment presque une réécriture, comme si j’avais relu mon propre texte au prisme de la musique.

Dans le cas de la musique, on est quasiment face à un koan : quel est le son du plancton ? C’est le genre de question que seule la musique concrète peut se poser et dépasser. La puissance évocatoire de la musique de Lionel Marchetti ne laisse pas de surprendre. Usant des techniques propres à son art, il a créé des sons qui deviennent à la fois le temps, l’espace et le mouvement selon les nécessités de la composition. En effet, les temps et espaces du poème, expression de la réalité océanique, parcourent toutes les échelles, de l’infiniment grand : « un puits d’un milliard d’ans », « l’océan planétaire », à l’infiniment petit :

« la longueur de Plancton Lp

est le diamètre

à partir duquel

un protiste

peut manger

la lumière » 

« le temps de Plancton Tp

est le temps

qu’il faudrait à

un photon dans le vide

pour parcourir

une distance égale

à la longueur de Plancton »

La diversité des matières sonores est à la mesure de celles de l’Océan : comment exprimer les présences furtives, secrètes ou lumineuses, la présence massive ou incongrue de ces êtres dont on peut ignorer jusqu’à l’existence ? Comment rendre musicalement les nuées de diatomées ?

« les diatomées sont de silice

et souvent sous

la lune pâle

des mers arctiques

un rayon glisse

et fait briller

leur bel opale »

Dans quelles ressources instinctives du cerveau de l’auditeur puiser pour faire sentir presque physiquement l’étendue, la profondeur et les degrés d’obscurité des mers ? De quelle manière rendre notre proximité biologique avec les mammifères marins, l’étrangeté des invertébrés les plus étonnants ? Comment faire, surtout, pour que cette œuvre ne soit pas qu’une exploration musicale même inouïe de l’univers océanique, de son espace et de ses êtres, mais l’invitation à une aventure mentale qui interroge l’origine de la vie, l’histoire et la diversité du vivant, l’espace terrestre où nous vivons et notre rapport à tout cela ? Comment ouvrir l’oreille, « violemment ou discrètement selon les occasions, au chaos et au vide » — pour citer Kenneth White à propos de l’écriture géopoétique (Postface à Planktos) — afin d’entrevoir un champ nouveau des possibles ?

Les réponses à cela se trouvent dans ces cinq mouvements, gestes d’un musicien qui prolongent ceux d’un poète. Indépendants mais liés de façon étroite et complexe par cette triangulation toujours latente avec le poème et le monde, ces mouvements interrogent tous notre rapport au Un-Tout (Hen panta) et l’éthique impliquée par le « Tu es cela » (Tat twam asi) qui forment le titre du dernier d’entre eux.

Régis POULET

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