Sur les « Lettres aux derniers lettrés » de Kenneth White

 

Dans son dernier essai publié aux Éditions Isolato, dont le sous-titre est relatif aux « possibilités d’une littérature vraiment mondiale », Kenneth White reprend le format humaniste par excellence de la lettre. Non pas qu’il s’agisse de littérature épistolaire, un genre bien codifié ; nous faisons plutôt référence à la pratique de la littérature comme tentative de créer une communauté d’esprits en adressant des lettres (des œuvres) à des inconnus.

En l’occurrence, — et même si White a depuis longtemps déjà analysé et dénoncé le cadre étroit de l’humanisme et son incapacité à répondre aux défis de notre temps — force est de constater que cet auteur majeur croit en la littérature, en une certaine littérature. Celui dont la devise est « malgré tout » offre dès le titre un équilibre entre l’espoir suscité par le pluriel (non, il ne s’agit pas d’une dernière lettre) et l’expression de « derniers lettrés » (dont on ne sait pas s’ils ne sont que quelques-uns — des happy few — ou s’ils en viendront à se métamorphoser en autre chose). Ni espoir, ni désespoir : la lucidité d’une intelligence affirmative dont le propos est d’envisager « le rapport d’une littérature exigeante au monde socio-économique, autrement dit le déploiement possible d’une haute œuvre de l’esprit dans un contexte culturel plus qu’appauvri. »

La première lettre est une culturanalyse appelée « Analyse spectrale du monde actuel ». White y rappelle l’émergence (dans les dernières décennies du XIXe siècle et surtout dans les premières du XXe) d’une approche large et approfondie du phénomène de la civilisation et de la culture. Valéry, Spengler et surtout Toynbee sont conviés. Du dialogue entre White et celui-ci sur différents plans : métaphysique, humaniste, économique, des technosciences, intellectuel, culturel et de l’avenir — il ressort que, contrairement à Toynbee qui trouva dans la religion un prolongement (un exutoire ?) au pessimisme de son analyse historique, Kenneth White entrevoit un recours auprès de « navigateurs intellectuels et poétiques intrépides, capables de passer par des détroits difficiles, en route vers un espace ouvert et, éventuellement, un autre monde. »

C’est avec bonheur que nous le retrouvons dans l’espace culturel russe à l’occasion de la seconde lettre : « Nationalisme et cosmopolitisme ». La force du nomadisme intellectuel développé par White dans son œuvre depuis les années 1980 est de permettre une lecture élargie des enjeux culturels. S’adressant autant à nos amis russes qu’à nous autres Européens de l’Ouest, White reprend le débat entre slavophiles et occidentalistes et livre son analyse à partir des œuvres de Pouchkine, Gogol et surtout Dostoïevski. Ce dernier, souvent présenté comme le chantre du nationalisme slavophile, apparaît comme un esprit pour qui « les deux mouvements, nationalisme et cosmopolitisme, occidentalisme et slavophilie avaient la même racine essentiellement russe ». White a l’habitude de dire qu’il ne s’oppose pas, qu’il va ailleurs. Sa conclusion est la suivante : « Sans doute faut-il revisiter le territoire, les territoires, travailler sur d’autres bases, d’autres prémisses, avec d’autres perspectives ».

Une vision large de la culture est notamment l’objectif, dans son champ d’étude, de la littérature générale et comparée. Cette idée est dans l’air depuis le début du XIXe siècle mais elle n’est devenue une discipline académique qu’un siècle plus tard. Passons sur son historique (école française puis influence américaine plus récente). Là où les études littéraires étaient souvent cantonnées à un domaine linguistique (pire : national), le comparatisme a permis d’ouvrir des pistes dans toutes les littératures : d’ici et d’ailleurs, de maintenant et d’autrefois. L’objectif était d’arriver à la découverte d’invariants­. La pluridisciplinarité en est inséparable, le risque du relativisme culturel aussi. Tout cela n’est pas concluant pour White. C’est un autre champ qu’il veut explorer.

Et, comme un désaveu de cette discipline, White remonte jusqu’à Goethe, à la recherche de sa conception d’une Weltliteratur. Très vite, il lui apparaît que le programme de Goethe allait bien plus loin que ce que la littérature générale et comparée en a fait :

« C’est ici que la ‘littérature mondiale’ rejoint ce que j’ai appelé la géopoétique, c’est-à-dire une pratique mondifiante.

Ce qui à mes yeux a été laissé de côté dans toutes les discussions concernant la ‘littérature mondiale’, c’est le concept même de monde. »

Chez Goethe, une intelligence poétique du monde, une attention à la poéticité naturelle de la Terre est visible. Il est à la recherche de formes, de structures naturelles d’où se dégagerait un ordre, non pas figé, mais dynamique. Non seulement le chercheur n’hésiterait pas à se mesurer à l’ensemble du savoir disponible à son époque, mais sa position habituelle serait même modifiée en ce qu’il s’ouvrirait aux influx, aux influences et aux inspirations du Tout, qu’il se laisserait traverser par eux. Pour arriver à exprimer cela, il faudrait, pensait Goethe, un « plus grand art », avec un langage maximal et de nouvelles œuvres.

La cinquième lettre aborde ce qui n’est souvent même pas pensé dans la recherche : la nécessité de changer soi-même, de se déconditionner, si l’on ne veut pas seulement changer le monde mais changer de monde. La différence entre les deux tient à ce la première volonté vise à changer l’ordonnancement de ce monde, quand la seconde vise à changer notre rapport au monde en faisant émerger entre le monde naturel — le grand Tout tel qu’il nous préexiste — et nous un monde qui soit plus intense, plus vivant car en harmonie avec le monde fondamental. Tout ceci étant une question d’énergie personnelle, « il faut, de la part du chercheur qui travaille dans ce terrain de recherches fondamental et existentiel, une grande mobilité, tout à fait à l’opposé de la posture des chercheurs ‘assis’. »

Comment faire advenir ce monde ? White rassemble deux expressions qui concentrent une grande partie de son cheminement : « Les archives du nomade intellectuel ». Le recours aux archives est une façon de charrier une masse é-norme (hors norme, comme il aime à dire) d’informations. Mais ce qui l’intéresse dans ces archives n’est pas tant leur ordonnancement que la recherche d’un ordre différent, un ordre « libéré de l’enchaînement de cause à effet », un ordre complexe « issu du flux des faits et des choses », comme sur un littoral. C’est ce que White a appelé, ailleurs, la littoralité de ses textes. La seconde expression renvoie au nomadisme intellectuel qui s’appuie sur l’ensemble des cultures de tous les temps pour trouver en elles de quoi élaborer un monde en accord avec la Terre.

Vient alors une longue lettre sur « L’écriture géopoétique » qui passionnera tous ceux qui ont senti un jour ou l’autre dans l’œuvre de White non seulement — comme dit de ses premiers écrits André Breton — un « haut accent de nouveauté », mais aussi, depuis que son œuvre s’est largement déployée, la possibilité de retrouver le monde.

Kenneth White ne cherche ni disciples ni imitateurs, il ne souhaite fonder aucune école littéraire. Son ambition est bien plus grande : il travaille à élaborer une vision harmonieusement complexe du monde qui ne sacrifie ni la joie d’exister ni la joie de comprendre, et à formuler cette vision de façon à ce qu’elle soit universelle (mais sans universalisme abstrait) et belle. Aussi l’écriture géopoétique est-elle tout le contraire d’une chasse gardée, c’est une steppe, un rivage. White joue cartes (et encyclopédies, etc.) sur table et explicite, comme on étale une carte mentale, le cheminement à entreprendre : comment sortir de la littérature pour aller vers l’écriture, comment radicaliser les élans occasionnels et atteindre une pratique plus consciente et méthodique de la géopoétique. C’est le champ d’un grand travail. Il y reste tant à trouver, à concevoir et à dire que tous ceux qui s’y mettraient à l’instant ne verraient pas de fin à leur exploration.

La dernière lettre est un hommage à la traduction et aux traducteurs. En tant qu’écrivain franco-écossais, la question du passage d’une langue à une autre est pour lui quotidienne. Rappelons que White écrit poèmes et récits en anglais mais que ses essais sont écrits directement en français. C’est son épouse, Marie-Claude White, qui traduit ses textes de l’anglais vers le français. Pour ce qui le concerne, Kenneth White pratique deux autres langues : le latin et l’allemand. Pour un auteur, cela lui semble important : « celui ou celle qui s’intéresse profondément à la question de l’expression peut finir par avoir une excellente connaissance, outre sa langue natale, de deux ou trois autres, et saisir la grammaire, la logique d’une grande partie, sinon de l’ensemble des possibilités d’expression de l’humanité. » Apprendre beaucoup de langues prend un temps très important qu’il pense raisonnable de consacrer à d’autres tâches de l’ordre de la pensée et de l’écriture.

Pour White, selon une expression frappante, la traduction est « la translation d’énergies sémantiques et d’idées séminales, dans la perspective d’une transformation générale de la culture, d’une unité vivante du monde. » On peut difficilement être plus exigeant : « la pensée accrochant la pensée et tirant » écrivait Rimbaud. Ni du côté des puristes qui estiment la traduction parfois impossible, ni du côté de ceux qui n’y voient qu’une tâche subalterne ou mécanique — White prend ensuite des exemples précis de traductions pour montrer que « plus le centre expressif est fort, plus il y a d’ouverture sur l’horizon du monde » et « plus il y a possibilité de transition, de passage. »

En somme, l’auteur du Grand Rivage — considéré comme un des plus grands poèmes du XXe siècle (également chez Isolato) — nous offre de l’accompagner à nouveau dans son cheminement intellectuel et artistique vers l’élaboration d’un monde « au-delà de l’humain ». Que tout, autour de nous, tant dans le monde naturel que dans nos sociétés, nous en dise l’urgence signale l’importance capitale de l’œuvre de Kenneth White.

Régis Poulet

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