Jardin, ou ébauche d'un Moustier des fous

Peinture vinylique et feuille d’or sur toile de jute sur bois.
104 x 205 cm. 2018/2019

 

Voici un travail de longue haleine, deux années de réflexions contemplatives dans une période de transition et de chaos vital intense.

Il fallait chercher ailleurs : des contreforts sud du Vercors, de ce Diois où je venais de passer presque 20 ans, au Périgord noir, Fossemagne, (ce Grand Trou…), Montignac et la grotte ornée de Lascaux, la Vézère, puis un peu plus au nord, un autre Périgord, vert, granitique, St Barthélémy de Bussière et ses vestiges néolithiques, le dolmen en sous-bois, dégagé à la main d’une prolifération de bambous, au long d’un hiver humide, et enfin plein sud, Montpellier, la lagune blanche, ses flamants roses, la Méditerranée, le rivage enfin, la mer.

Cette peinture rend compte de ce chaos, de cette recherche extravagante et déterminée d’un ordre, d’un cosmos. Elle présente une étape d’un processus mental d’orientation résolument géopoétique, un signe laissé sur un chemin dans les brumes, une ébauche d’écriture. Comme telle, elle est achevée. Le processus, lui, se poursuit.

Difficilement lisible au premier abord, au-delà du jeu de formes et de couleurs, voici quelques pistes de lecture :

Le jardin. Voilà la première motivation, l’élan initial. Je cherchai le jardin.

Lucide sur le danger de dévoyer ma quête dans un symbolisme antérieur, soucieux de ne pas dissiper les éléments de ma carte naissante dans les ronces de la magie, j’ai d’abord approché avec cette précaution les représentations du jardin clos de la Vierge, dans les Annonciations de la Renaissance italienne, à l’avènement de la perspective. Celles de Fra Angelico, de Piero della Francesca, de Filippo Lippi, de Léonard de Vinci, pour ne citer que les plus connues.

Préliminaires picturaux, il fallait bien partir de quelque part.

Et puis, quelques siècles plus tard, laissant les Lumières du Candide cultivant son jardin, ce sont les Grands Voyages de découvertes qui élargirent ma perspective.

En visitant une exposition à l’ancienne faculté de médecine de Montpellier où, à l’occasion de ses 800 ans, « la plus ancienne faculté de médecine du monde encore en activité » présentait une partie de sa collection d’ouvrages anciens, incunables, parchemins et livres imprimés, j’ai trouvé parmi ceux-ci une édition en français de 1785 (Paris, Hôtel de Thou) de « James COOK et KING, James, Troisième voyage de Cook, ou Voyage à l’Océan Pacifique… exécuté sous la direction des capitaines Cook, Clerke et Gore sur les vaisseaux la Résolution et la Découverte, 1776, 1777, 1778, 1779, 1780… ».

Dans la vitrine, le cartel annonce : « (…) Les lointaines terres australes ont longtemps alimenté rêve et hypothèses, et avec Bougainville et Lapérouse, Cook en apporte une connaissance sinon complète, du moins suffisante pour mettre fin aux anciens mythes, faisant naître par contrecoup celui de l’île paradisiaque. »

Me voici donc arrivé. Dissolution du mythe et recouvrance de mémoire vive.

Lorsque adolescent je prenais une première fois la route, pour tenter maladroitement d’échapper au contexte étouffé d’une grande banlieue parisienne middle-class, un Val d’Oise où je ne parvenais nulle part à me faire un corps à ma mesure, j’avais, avec l’intuition du Grand voyage chevillée au corps, la candeur de m’imaginer trouver une place sur un navire en partance pour les mers du Sud (en échange de quelques corvées, comme éplucher des pommes de terre peut-être ?)… Dans ma chambre, dans la maison familiale, espérant apaiser les tourments dans lesquels ma fuite allait sans doute plonger mes parents, je traçais au marqueur noir, en guise de message, à la page ouverte d’un livre de géographie de lycée, une grande flèche pointée sur une photo en couleur : Mangareva et l’Archipel des Gambiers. Cet archipel de la Polynésie Française, le plus éloigné de Tahiti, son lagon turquoise et sa solitude océane.

Je cherchais l’île paradisiaque, ce mythe de la bonne sauvagerie, apaisée et sereine, vivant de cueillette et de pêche dans le temps suspendu à l’infini d’une innocence dégagé de tout espoir.

« Peut-être que l’archipel tout entier finit par prendre l’allure d’un jardin, un jardin de rêve au milieu des flots ? » (K. White, l’Archipel du songe). (1)

Je partais donc pour Marseille où, sur le port, la réalité du temps eut vite fait de balayer d’un revers mes illusions. Heureusement, au lieu d’étouffer l’appel du Dehors, la découverte attisait au contraire le feu naissant. La quête ne faisait que commencer.

Bien des années plus tard, après avoir reconnu dans l’art (merci Beuys), et en particulier dans la picturalité, une forme de langage adaptée à l’expression de ma sensibilité spécifique, le jardin de Claude Monet est devenu pour moi une sorte d’idéal philosophique. Un pendant occidental à ma fréquentation assidue des oeuvres peintes du désert australien, des peintures et des mandalas de sable des Navajo et des Tibétains, ou encore de la notion du vide médian de la peinture chinoise qui ont défini ma façon.

Voilà donc les éléments constitutifs de la peinture présentée ici.

Avec le langage formel et la palette qui sont les miens j’ai peint deux cartes.

A gauche, une vue du ciel du jardin de Giverny, en deux parties : en haut le grand jardin, avec la maison et les ateliers, et en bas le parc avec l’étang aux nymphéas.

A droite, une carte de l’archipel des Gambiers avec l’île de Mangareva et son lagon. On y reconnait la bouche d’un très ancien et énorme volcan, signe d’une intense activité tellurique sous-marine.

Deux perspectives sur le jardin, sur la Terre comme jardin.

A Giverny, une vision microcosmique et continentale. L’étendue d’eau, étang artificiellement formé par le détournement d’un ru, est circonscrite par la terre. Ici, la terre comme jardin fleuri, à hauteur d’homme encore, est régi par lui, jardinier.

Et puis une vision macrocosmique : la Terre comme un minuscule jardin, perle de vie dans l’infini de l’espace cosmique : l’île au milieu des étendues océanes.

Une expérience de regard décentré, l’overview des astronautes qui, racontent-ils, refonde à jamais leur regard sur la planète.

Au milieu, un troisième élément conçu sur le modèle graphique du Kamon japonais. Peut-être un arbre, ou un coucher de soleil sur la mer, un arbre comme axe solaire, point d’ancrage pour la circulation de l’énergie vitale dans l’espace géopoétique. Il équivaut à la rose des vents sur les anciennes cartes, ou à un phare, définissant une situation et une direction.

Et ce jardin. Pourquoi le présenter aujourd’hui comme une « ébauche pour le Moustier des fous » ?

Dans Borderland ou la mouvance des marges (2), Kenneth White évoque un rêve. Je lui laisse la parole :

« Et l’autre soir, au crépuscule des dieux et des idoles, dans la pénombre de mon atelier océanique, j’ai fait un des rêves les plus fous de mon existence.
 
J’ai rêvé que j’avais fondé un monastère.
 
Rassurez-vous rien de religieux, rien d’ecclésiastique.
 
Imaginez dans un lieu reculé des Côtes-d’Armor, un vieux phare abandonné.
(…)
C’est là que j’ai fondé mon monastère, (…) avec l’idée d’en faire un lieu de résistance rieuse, de méditation originale, d’ironie transcendantale et de sagesse salée.
 
Au réveil j’ai su immédiatement qu’il ne s’agissait pas d’un de ces vagues mélanges psychotropiques que l’on connaît, mais d’un rêve projectif, d’une espèce très rare, ouvrant un champ de grandes dimensions. 
(…)
Les lecteurs lettrés se rappelleront les propos de Nietzsche (…), concernant la nécessité, à une époque de délabrement total, de créer des monastères d’un nouveau type, où se poursuivrait une expérience fondamentale, éventuellement fondatrice.
 
(…) plus profond que n’importe quel « mal du siècle », il y a le mal des siècles. Son origine, c’est le poids oppressif de l’Histoire, (…), un dégoût si énorme que, comme disait l’auteur d’une Saison en enfer, on n’a souvent envie de rien d’autre que d’un sommeil bien ivre sur la grève. » (…)
 

Sur sa lancée Kenneth White nous présente ensuite avec humour une praxis thérapeutique dont je laisse au lecteur curieux le soin de retrouver l’exposé allégorique au chapitre 2 de son « Borderland ». L’essentiel tient en un mot : « Okéanisation. »

Océanisation. Voilà bien là ce jardin, ouvert maintenant et non plus clos, auquel m’a mené cette réflexion picturale. Je présente aujourd’hui cette ébauche pour le Moustier des fous tel que je l’approche moi-même en perspectives et projections croisées.

Sur le grand rivage, avec son vieux phare, le Moustier des fous rayonne, solidement ancré. Là se retrouve une communauté d’intelligences océanisées, chacune selon sa mesure, en tous cas déjà géopoétiquement orientées : « à l’aiguille aimantée et à l’étoile polaire » (3).

Alors non, ce n’est pas un rêve, ou bien oui c’est un rêve, mais un rêve éveillé, de celui qui se réalise au sortir du « sommeil bien ivre sur la grève ».

Il nous reste à l’habiter et à le faire vivre, c’est l’affaire du « grand travail ».

Yannick Barazer

Notes :

(1) - Extrait du chapitre 6 de L’archipel du songe, Kenneth White, Éditions Le mot et le reste, 2018

« Comme je retournais à Portsmouth, je me demandais encore une fois pour quelle raison les Indiens des « Indes occidentales » avaient quitté la vallée de l’Orénoque.

Les raisons habituelles, politiques et économiques, étaient-elles suffisantes — la pression grandissante de peuples agressifs poussant les populations vers la côte et ensuite à travers les mers ? Ou bien y avait-il autre chose ? Cherchaient-ils quelque chose ? Une sorte de « jardin d’Éden » de l’autre côté de la mer ? En lisant de vieux livres, j’avais été frappé par la rage qu’éprouvaient les Indiens quand les Français et les Anglais piétinaient leurs jardins dans la forêt. Comme s’ils détruisait plus qu’un carré de légumes, mais quelque chose de plus profond. (…) Était-ce cela qui se produisit ? Était-ce le profond désir de retrouver le jardin ? Était-ce là la raison fondamentale de ce mouvement vers la mer, et de tout ce mouvement entre les îles (…) ?

Peut-être que l’archipel tout entier finit par prendre l’allure d’un jardin, un jardin de rêve au milieu des flots ? »

(2) Borderland ou la mouvance des marges. Kenneth White. Editions Vagamundo, 2018. Chapitre 2 : « Le Moustier des fous ».

(3) « Ils ont une carte, une aiguille aimantée et l’étoile polaire » Ramon Lull parlant des marins majorquins, cité par Kenneth White je ne me souviens pas où… J’ai déjà utilisé cette phrase comme titre d’une installation en 2010.

 

 

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