À Tervuren


extrait de Voyages à Tervuren

par Nicolas Boldych

 

    Une heure, deux heures après, la forêt réapparaît devant mes yeux qui en peu de temps, fixés qu’ils étaient sur les encrages immobiles du boeckin se sont déshabitués au clair obscur des sous-bois, aux couleurs sauvages du pourrissement et de la maturation, au cristal ardent de la lumière naturelle, ainsi qu’à la nécessité d'inventer sur le vif, une fois projeté en terra incognita,  une carte de fortune.

    D’un pas alerte je me suis stratégiquement déporté vers le flanc nord de Tervuren, pour m’enfoncer parmi les hautes herbes dans un sous-bois spongieux où traînaient quelques maléfiques déchets urbains, cheminant sur une sente précaire à la parallèle de cette voie rapide qui, lugubre de certitude, tranche sur plusieurs kilomètres dans le vif de l’Hercynie. 

    Et voilà que la carte trop claire des hommes est bientôt contrariée, brouillée par des  rassemblements de chênes verts puis par les hautes futaies de hêtres derrière lesquelles disparaissent une à une les blèches maisons tervuriennes ; les hêtres majestueux, et légèrement pachydermiques montent vers les nuages de leur excroissance empanachée, pour dessiner au loin, de ressaut en ressaut, par bonds croissants, une ligne de ciel à base de  colonnes solitaires, pagodes, tours japonaises, campaniles, beffrois, croisées de voûtes… Il  y a tout un monde architectural en genèse là-dedans car c’est le moment où les arbres, en se détachant des habitations humaines, ont comme des tensions de poutres, chambranles, mansardes et piliers, où ils se font eux-mêmes possibles habitations que l'œil humain jauge en architecte. Quel somptueux habitat pour les oiseaux affluant des quatre coins de Belgique que ce restant de forêt hercynienne !

    La carte s’est élargie brièvement, recomposée. Elle fut même soulignée par les clairs ordonnancements du Golf royal Ravenstein et la présence d'une demeure gentilice entourée de cours de tennis où des membres de la gentry flamande et wallonne se renvoyaient poliment la balle du succès ou de la défaite ; la vue était dégagée, le spectacle champêtre, car il y avait alentours une verte prairie glaciaire longée par un chemin en terre battue où allaient et venaient certains joggers ayant jeté l'éponge — à en juger par des visages rougis par un effort inconsidéré — tandis que d’autres, plus vaillants sautaient nerveusement sur place avant de se lancer dans la traversée.

   Et puis il n’y a plus eu que la hêtraie cathédrale et les routes de sable et d’argile.

    Une fois sortie du chemin en terre battue la carte a fait mine de disparaître, pas à pas s'est laissé submerger par les plis de la nature, chiffonner par l’ombre des forêts, happer par cet inconnu grouillant de signes végétaux, où la mémoire des pierres pulse sous la mousse. Puis elle a pris une nouvelle envergure, s’est même étendue dans le  lointain, vers le Nord, en direction de Woluwe Saint-Pierre, Wezembeek. M’est ainsi apparu dans toute son ampleur le réseau des chemins forestiers dont certains ont presque l’allure de boulevards pour daims ou renards.  Les allées de la forêt plongeaient librement plus loin dans le corps mou, poulpeux, de Bruxelles que je me proposais de rejoindre, inversant la perspective, car j’appréhendais maintenant la ville par la forêt, par le lieu où sans doute tout a commencé.

    Au début était l’ombre, non tracés les chemins.

    Une carte se complexifie alors de toutes les virtualités qu’elle recèle, de l’ombre à pourfendre, elle dépend aussi de notre souffle et de la vaillance de nos muscles, d’un enthousiasme de chasseur, aventurier, athlète, d’une ambition même, que doivent toutefois étayer de bonnes connaissances topographiques.

    Connaissances que je n’ai pas en l’occurrence, car c’est la première fois que je pénètre dans ce noble poumon de Bruxelles, impressionné par le fait que ses rougeoyantes métastases se poursuivent loin, très loin, jusqu'aux abords du Centre, au bois de la Cambre. Deux millénaires auparavant cette forêt hercynienne couvrait même tout le Nord de la Gaule — scripsit Pomponius Mela, géographe émérite de l’empire —  constituant le plus redoutable rempart qu’eurent à affronter les légions de César.

   Depuis les légions, Saint Hubert, les ducs de Brabant, les gouverneurs habsbourgeois, elle s’est considérablement précarisée la forêt hercynienne.

    Avec ses allées qui se perdent dans la brume et ses passerelles de bois qui permettent d’aller je ne sais où, ce relief ravaudé par d'incessants ruissellements qui ont produit des crevasses et réduit l’humus à une peau de chagrin, la forêt de Soignes ne se confond pas avec l’ordre gothique de ses hêtraies. Si les hêtraies lui impriment un rythme sûr, une impressionnante assise, si face à ces arbres géants on se sent réduit à notre juste mesure, elle n’en réserve pas moins de nombreux accidents de terrain, sans parler des hiatus provoqués par la pratique des coupes claires.

    Parfois la forêt se creuse, balbutie, s’arrête.

    Je longe ainsi une ravine dans l'ombre des arbres qui s'étagent régulièrement sur une centaine de mètres jusqu’à un méplat où dominent les chênes, m’arrêtant de temps en temps pour observer avec étonnement leurs troncs pachydermiques qui bien que massifs sont minés par une inexorable faiblesse géologique. Les racines repoussées par la couche de fragipan, s'étant entêtées à survivre après la période glaciaire, semblent ainsi remonter dans le tronc pour former des bourrelets, nœuds, étirements à vif dont certains ne sont pas sans rappeler ceux des banyans.

    Monument impressionnant — le plus considérable de Bruxelles sans doute, loin devant le babylonien palais Poelaert et le Koekelberg —  mais fragile donc que cette forêt léguée à la Belgique par les sages régents habsbourgeois, lesquels malgré leur amour des arbres et leur goût du travail bien fait ignoraient que ces murailles végétales pouvaient être enfoncées par des trop puissantes rafales de vents, que des bourrasques venues de Wallonie ou de Flandres viendraient régulièrement mettre à mal ce temple harmonieux.

    La forêt de Soignes est ainsi remplie d’éclaircies, de béances, quand elle n’est pas interrompue subrepticement par l’ordre urbain, au moment où une artère routière vient y tailler sans égard.

    Passé de l’ombre initiale à la lugubre certitude des routes je me retrouvai ainsi tout à coup face au long bitume et à ces voitures carnassières qui la nuit sur les grandes avenues de Bruxelles — sur l’axe menant de l’Arc de triomphe au centre de Bruxelles en particulier —  semblent, à cause de leurs seuls yeux étincelants, de franches meutes de loups. Et tandis que je traversai la large route par petits bonds à la fois énergiques et discrets, je mesurai, soudain confronté à la puissance des moteurs français, japonais, allemands, l’ampleur de mon égarement dans ce monde sans limites. J’étais perdu non plus dans une forêt inconnue mais dans le maillage routier qui nous tient lieu de monde et  sur lequel je n’avais plus de prise. Je pensai alors avec nostalgie à mon seul allié, le tram soviétique qui avec son moteur perpétuel, ses increvables essieux, et ses hordes de scouts, devait lentement continuer ses allers et retours entre Bruxelles et Tervuren, un peu plus loin au nord.

    A moins que ce fût au sud, à l’est ou à l’ouest…

    En tous cas quelque part par là-bas...

    La route franchie je reprends ma traversée, improvisant la suite, emprunte un peu aux abois le premier chemin venu qui mène à travers la hêtraie, toujours continuée, en haut d’une colline d’où je verrai sans doute plus clair, d’où je comprendrai tout ; pense qu'il serait judicieux d'aller vers le nord, hésite à mettre cette intuition en pratique, désire un peu puérilement retrouver le tram, quand j’aperçois soudain en contrebas une silhouette qui procède lentement, prudemment, tête animée par un mouvement régulier de balancier, carte dans la main gauche, stylo dans la droite. L’homme  s'arrête quelques instants pour réfléchir, vérifier, corriger,  avant de reprendre méticuleusement son travail.

    Intrigué par cette silhouette solitaire à la lenteur filiforme et intéressé peut être aussi par la carte que l’arpenteur forestier tient en main, j’observe un moment d’arrêt, assez du moins pour apercevoir le visage de l'homme, un visage doux et inquiet tel qu'on n'en trouve plus guère dans nos contrées, une face marquée par l’expression propre aux étrangers débarqués à l’improviste d’une autre planète. L’arpenteur forestier s’approche sans cesser de griffonner sa carte, prenant peu à peu acte de ma présence — à en juger par son regard qui se redresse à plusieurs reprises dans ma direction —,  jusqu’à m’adresser un salut en anglais.

    Ainsi de par ce vaste monde l'égarement rejoint l'égarement, et de cette rencontre peut jaillir une étincelle de bon sens.

    L’arpenteur semblait le mieux placé pour me guider plus avant c'est pourquoi je n'hésitai pas à lui exposer ma situation, sans pouvoir m'empêcher après qu'il m'eut montré sur sa carte la route à suivre, de lui demander en quoi consistait exactement sa tâche.

    Il me raconta tout. Une course d’orientation allait être organisée par le comité d’une grande entreprise internationale en forêt de Soignes et il était provisoirement chargé d'en dresser le parcours, ensuite-il ne savait ce qu'il ferait. Il venait de Kiev, Ukraine. Voilà ce qu’il me dit en substance. Peut-être qu’il resterait quelque temps dans la capitale, pour voir, humer l’air, rencontrer des gens dont certains pourraient même devenir des amis, avant de s'en retourner au pays ; peut-être. En tous cas il n'était ni géographe ni arpenteur de profession, mais seulement ukrainien et à la recherche de travail de par le vaste monde; il avait trouvé une place, provisoire, dans ces bois, et devait aller de l’avant car l’affaire devait être bouclée avant la tombée de la nuit.  

    J’enviai le calme dont il faisait preuve dans le grand égarement des routes de terre, de ciel, de mer, loin de Kiev, la mère des villes russes, et je quittai bientôt presque rasséréné l’arpenteur forestier, ce sage égaré que rien ne pourrait perturber dans sa tâche ni dévier de son chemin, sans oublier de lui adresser en retournant dans le sillage du tram de chaleureux remerciements télépathiques.

    J'allais désormais d’un pas alerte en direction de l'arrêt de tram qui si je me souviens avait pour nom : Tir aux Pigeons.

 

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