par Nicolas Boldych

 

     Le Vercors reste amarré au système rhodanien par la dizaine de cours d’eau qui sont autant de chemins vers Grenoble, Romans, Valence. Mais la rivière qui coule sur son flanc Est, le Drac, ou « Drau » en dialecte occitan, nous emmène résolument vers les Alpes intérieures, véritable épicentre géographique du Dauphiné. Le « drau » en occitan  est un lutin maléfique, aussi puissant qu’insaisissable, une créature qui n’obéit qu’à sa propre fantaisie. Le Drac a bien été nommé.

    Venu du Sud, de la vallée du Champsaur dans les Ecrins, le « drau » rejoint l’Isère après avoir dessiné une interminable ligne droite parallèle aux murailles du Vercors. Tandis que l'Isère serpente langoureusement à sa sortie de la  riche vallée du Grésivaudan comme une couleuvre repue, son vassal le Drac demeure sauvage et indiscipliné,  même au moment de son entrée dans la ville, laquelle n'a d'ailleurs rien prévu pour l'habiller du manteau décent de la civilisation : ni quais, ni  ponts élancés à quadruples arches, comme ceux qui donnent à l'Isère, au quartier de Saint-Laurent, un petit air de Seine ou de Rhône.

    Le Drac est une véritable rivière de montagne qui roule une énergie intacte, une rivière sonore.  Un peu plus au sud, sur la plateau de Matheysine, il fait mine de disparaître à jamais à l’endroit des profondes gorges qu’il a creusées dans le socle cristallin ; on ne l'entend plus, on le croirait englouti par la montagne, retourné à l’Hadès d’où il s’est échappé, mais c’est finalement lui qui dicte à la pierre son relief et sa forme. A la hauteur de la ville de la Mure, on entre dans un vert paysage de dolines qui tient laborieusement en équilibre entre le massif du Valbonnais et les hautes falaises au pied desquelles le Drac continue sa course invisiblement. S’il se dérobe au regard, sa puissance est quant à elle plus que jamais palpable, car c'est à lui que l'on doit ce vertige, cette route de montagne qui court au bord d’une suite de précipices attirant à eux tout le paysage ; d'un plateau il a fait deux mondes séparés par quelques kilomètres de vide que n'enjambe aucun pont ; Trièves à l'ouest, Valbonnais et Beaumont à l'est.

    Mais, au fur et à mesure que l'on descend vers la vallée du Valgaudemar, il réapparaît, mince fil d’Ariane frétillant dans l’ombre de la montagne de l’Obiou, ce totem de pierre grise et nue qui placé dans l’angle nord est du massif du Dévoluy garde l’entrée du département des Hautes-Alpes ; les deux parties du paysage se trouvent ressoudées, et on peut entendre à nouveau le Drac qui se presse en direction de Grenoble.

 

 

Les spirales des Ecrins

 

    La Romanche qui rejoint le Drac aux abords de la petite ville de Vizille, au sud de Grenoble, est elle aussi une rivière sonore. Dans le bruit d’une rivière on appréhende déjà le volume, le relief de la vallée qui lui sert de caisse de résonance. De cette puissance chaotique née de la neige, de la pluie, de la boue et des pierres tout à la fois, s’échappe un entrechoquement de notes minérales dont l'écho emplit tout l’espace, avant de se confondre avec le silence des hauteurs. C’est la principale voix de la montagne, entre bruit et silence, une voix  ample et  constante, à laquelle vient s’ajouter parfois le cri aigu et solitaire  de la marmotte, du faucon, ou de l’aigle.

    La vallée qu’elle arrose, l’Oisans, est encore modérément encaissée, du moins en sa partie basse autour de Bourg d’Oisans ; elle n'en est que plus lumineuse avec ses successions de forêts, vert émeraude ou épinard,  et ses falaises bombées dont la roche d’un gris clair, plissée et lustrée, accroche la lumière. Ici les arbres,  frênes, hêtres, pins et épicéas, peuvent partir à l’assaut des lignes de crête encore larges et arrondies. Mais dans l’attenante vallée du Vénéon les hauts sommets de gneiss et granite ne laissent aucune chance aux espaces végétaux, mis à part à la renoncule des glaciers, aux mousses et aux lichens, ces restes des anciennes toundras. Dans la vallée, les rares maisons semblent se confondre avec la roche ; des futaies de bouleaux, pins, aulnes, épicéas envahissent les étroites rives du Vénéon, effaçant les dernières traces d’anciens champs.

    On a progressé dans la spirale, progressé dans l’oubli de ce qui existe là-bas au confluent des routes et des fleuves, vers Vizille, Grenoble, Valence. On aperçoit les premiers déserts des hauteurs, tour à tour glaciaux ou roussis, lisses ou burinés. Tête de Marsare, Tête du Rouget, Tête de l’ours ; ces sommets sont des têtes avec des pensées qui sont des entailles, plissures, sombres échancrures et c'est vers ce règne de l'inerte, vers ces pensées des Têtes, que se dirige déjà instinctivement notre regard avant de se raccrocher de nouveau à la rivière sonore qui continue à nous guider, qui nous dit qu’il a y encore quelque chose à voir derrière telle grande falaise traversée par le fil d’argent d’une cascade, que la spirale n’est pas finie, qu’elle ne peut finir ; et puis la vallée se resserre encore, le regard glisse sur des éboulis de pierres où la roche en se faisant liquide empiète définitivement sur le territoire des hommes. La pierre a presque tout envahi hormis de maigres champs protégés par des murets de pierres sèches.  La  rivière est divisée en minces filets d'eau qui se perdent dans un lit de plus en plus large, sec, chaotique. Et l'on arrive au village de la Bérarde. Finis mundi.

    C’est ainsi que sont les fonds de vallée dans le massif des Ecrins : Valgaudemar, Champoléon, Vallouise. La roche et l'eau en unissant leur puissance destructrice — avalanches et crues printanières — ont forcé les hommes à déserter ces lieux infertiles. Tous sont redescendus le long de la rivière avant de se tourner vers  la ville — Grenoble, Gap, Briançon, Embrun —,  avant de sortir définitivement de la spirale.