par Régis Poulet
 

Des contemporains qui sont des auteurs au sens étymologique — ceux qui augmentent notre sensation du monde — Kenneth White fait de toute évidence partie. On le connaît autant pour ses poèmes et ses waybooks (ou livres-du-chemin) que pour ses essais qui ont reconfiguré les coordonnées de notre postmodernité et ouvert un nouvel espace mental. Ce fut le cas dès 1982 avec La Figure du dehors qui est réédité par le Mot et le reste et que nous vous invitons à lire ou à relire.

L’aspiration du titre à emmener son lecteur en un lieu ouvert se confirme dès la première page. Voilà qui est à comprendre comme une dénonciation en creux – pour ne pas dire en vacuité – de la sémiotique et de ses excès. Il critiqua ouvertement Roland Barthes pour son Empire des signes jadis adulé dans les milieux académiques et qui laisse plus perplexe aujourd’hui. Non seulement Kenneth White refuse l’enfermement de l’esprit dans le trop humain de signes qui ne font que se répondre à l’infini en une multiplication kaléidoscopique et spéculaire, mais il ne considère pas non plus le monde, la ‘Nature’, comme un grand livre à lire. Il cherche et propose une méthode :

« Cette aurore, cette poéticité nouvelle, implique non seulement une mise en question de notre héritage culturel et conceptuel, mais aussi, […] le désir, et la volonté, de sortir à la découverte de contextes culturels et de manières de penser dont cet héritage n’a pas tenu compte. »

Il s’agira essentiellement d’explorer les marges de la culture européenne dans les espaces atlantiques que les Grecs ont évités, ainsi que l’espace asiatique que ces derniers ont affronté comme l’ennemi principiel. Dans une situation moderne quelque peu bloquée par les idéologies, White se retrouve du côté d’une post-modernité dont les attendus seraient les suivants :

« je dirais que nous allons vers une vie moins enfermée dans le socio-personnel, un champ épistémologique plus large, une éthique plus vigoureuse, une vision esthétique du monde, une poésie du cosmos – toutes choses qui essaient, malgré tout, de faire leur chemin depuis un certain temps. »[1]

Si l’œuvre de White a déjà, à cette époque, montré par les poèmes et les récits à quoi pourraient ressembler ‘une vision esthétique du monde’ et ‘une poésie du cosmos’, le rôle des essais sera d’explorer le ‘champ épistémologique’, de faire comprendre qu’un projet d’ensemble se dessine qui ne laisse aucun domaine de côté, d’en montrer le cheminement et jamais l’aboutissement, afin d’être dans l’ouverture et le passage pour les années qui viennent et pour ceux qui suivront. Cela passe par un retour à la poésie comme aventure de la pensée. Une poésie qui ne signifie pas « un retour à la poésie intimiste, mais un renouveau d’intérêt  pour la grande poésie, ou mieux, car la ‘grandeur’ peut être encombrante, pour la poésie du dehors, qui est rare et exige un effort d’ouverture d’esprit et de concentration que peu d’entre nous, jusqu’à nouvel ordre (…) sont enclins à fournir. »[2] C’est dans La Figure du dehors que débute l’exploration whitienne des précurseurs en une relecture panoptique de la culture mondiale dans les deux directions celte et orientale – selon la dénomination encore employée à ce moment-là. Cette recherche est motivée par des ressorts individuels comme le revendique l’auteur :

« la grande énergie poétique (qui peut traverser, évidemment, la prose autant que le poème) réclame une Renaissance, avec tout ce que cela comporte d’audace (l’‘héroïsme ontologique’ dont parle Melville) et de recherches multiples. Ce livre contient donc les essais et les recherches, les cheminements et les affinités de quelqu’un qui s’efforce de ‘renaître’ aujourd’hui. Il s’agit, en premier lieu, d’un désir et d’un effort individuels. C’est dire qu’il y a une urgence existentielle dans ces recherches. De là aussi l’aspect autobiographique et même ‘eccehoministe’ de certains passages. Mais la ‘figure’ dont le chemin, graduellement, se dessine, dépasse de loin ma personne. »[3]

Ancrage existentiel du travail intellectuel, hérité de Nietzsche. Voici également, peu ou prou, le modèle des essais futurs. Il est frappant que Kenneth White évoque une Renaissance – et ce n’est pas le fait du hasard. Il y a eu deux Renaissances. La première et la plus connue parce que plus ancienne et dans l’ordre de l’homogène est intervenue aux XVe et XVIe siècles en lien avec le délitement de l’empire byzantin puis la chute de Constantinople : c’est l’afflux de textes gréco-latins. Dans sa préface, White explique que longtemps humaniste fervent, il n’a pas l’intention de rejeter le legs gréco-latin et judéo-chrétien, mais qu’il s’agit « de se rendre compte d’abord de la dégradation de cet héritage, ensuite de reconnaître ses limites. »[4] Son œuvre atteste non seulement de sa connaissance de cet héritage mais des affinités qu’il entretient avec certaines de ses figures (on pense à Ovide notamment). La deuxième Renaissance, moins connue parce qu’on ne l’enseigne guère, a connu ses prémisses dès la fin du XVIIIe siècle, s’est formidablement accrue au XIXe, que l’on peut considérer comme son acmé, et s’est poursuivie tout au long du XXe : il s’agit de la Renaissance orientale longuement étudiée par Raymond Schwab[5] et sur laquelle j’ai aussi écrit [6]. Plus étonnante que la première puisqu’elle est hétérogène à la culture occidentale, elle a consisté en la découverte, d’abord, des textes sacrés des peuples d’Asie indienne. C’est cet afflux de textes que Raymond Schwab a étudié, textes du brahmanisme d’abord, très bien accueillis, puis du bouddhisme dont la notion de ‘néant’ suscita l’effroi et le rejet. Les conséquences sur la philosophie, la littérature et les arts furent considérables au XIXe siècle, moindres au XXe. Mais il convient d’élargir ce phénomène à l’afflux de textes et d’œuvres d’art en amont et surtout en aval de la Renaissance orientale stricto sensu, à la Chine dès le XVIIIe siècle et de façon importante au XXe, au Japon dès la deuxième partie du XIXe siècle et surtout au XXe, voire au Tibet au XXe siècle. Les conséquences sont assez profondes et concernent aussi bien la littérature que les arts et la philosophie[7]. Pour ma part, j’estime que l’œuvre de Kenneth White s’inscrit pleinement dans la Renaissance orientale. Même s’il est un peu tôt pour en juger pleinement, il me semble que Kenneth White clôture de fort belle façon cette Renaissance orientale pour deux raisons. D’une part, nous vivons dans un monde du flux intertextuel qui rend désormais difficile l’émergence d’un pôle individuel (un philosophe, un écrivain, un artiste), parce qu’il y a pléthore de documents et que la spécialisation est valorisée. Lui a connu sa maturité intectuelle à un moment où il y avait beaucoup de documents disponibles. D’autre part, d’une façon hégélienne, il s’empare des deux Renaissances mais surtout de la dernière, en assimile le contenu – comme l’érudit tigre qu’il est – et se projette plus loin, vers autre chose…

S’il est encore beaucoup question de l’Asie dans La Figure du dehors, il s’agit cependant d’un livre charnière[8], un essai constituant la première étape du rassemblement de son paysage mental asiatique au service d’une ambition non encore clairement formulée (ce sera la géopoétique) mais résolument affirmée : « au-delà de tous les concepts il s’agit du monde, d’un effort pour renouveler notre vision, en dehors des interprétations établies »[9].

La place accordée à l’esprit celte pourrait laisser croire que l’auteur, né sur la côté ouest de l’Écosse, cède à l’atavisme. Il ne le renie certes pas mais l’ouvre à l’universel, d’autant plus que ce qu’il entend par celte est beaucoup plus large que l’acception habituelle et qu’il fuit comme la peste toute revendication identitaire. Comme tout aventurier de la pensée, il s’est exposé aux critiques des uns et des autres. L’espace mental celte est « un espace mental où l’écriture est une puissance, une activité sacrée, et ce sacré est lié aux phénomènes naturels. Frithjof Schuon (Images de l’esprit) parle du ‘naturalisme nordique’ et d’un ‘transcendantalisme immanent’. J’y situe mon point de départ. »[10] Une fois tombés sur l’épithète ‘nordique’ avant de rencontrer ‘hyperboréen’, quelques esprits hystériques et vergogneux ont fini de se déconsidérer en atteignant leur point Godwin à une vitesse inversement proportionnelle à l’ouverture de leur pensée[11]. Bref, ‘celte’ est un mot passage qui ouvre sur des paysages mentaux qui partagent – Claude Lévi-Strauss n’est pas le dernier à le dire – des caractéristiques culturelles importantes.

« Sur la scène de ce paysage archaïque, nous avons vu passer des peuples aussi divers que les Pictes et les Celtes, les Amérindiens et les Esquimaux (sans parler des Sibériens et autres Japonais qui restent, pour le moment, dans les coulisses). S’agit-il d’un pur théâtre mental de ma part, d’un syncrétisme irresponsable, d’un simple confusionnisme ethnoculturel, ou bien ces peuples si différents ont-ils quelque chose en commun ? »[12]

Quelque chose comme « un naturalisme chamanique qui est la marque de tout le territoire arctique et subarctique »[13] et qui mène résolument dehors.

Après le premier chapitre sur « le paysage archaïque », « le projet poétique fondamental » vient renforcer cette impression d’être dans les prolégomènes d’une œuvre théorique – laquelle, nous le savons désormais, se poursuivra bien au-delà de La Figure du dehors. Parler de la poésie dans un essai, sans vouloir en donner une énième définition ni théoriser, c’est insister sur la nécessité de « transformer la vie de telle sorte qu’elle se formule d’elle-même », selon la parole de Nietzsche citée par White. De l’essence poétique de l’homme selon Heidegger à l’extravagance intrinsèque du poète[14], on découvre la haute poésie que vise Kenneth White, faite « d’un rapport sensuel à la terre en même temps qu’un rapport sensuel au langage – une fusion de l’éros et du logos qui brise l’ordre établi des choses et des mots. Cette fusion fondamentale de l’éros et du logos en implique d’autres : fusion du moi avec le tout, du cognitif et de l’affectif, du plaisir et de la raison. Fusion d’identités et d’idées. »[15]

Plus loin et après avoir développé de façon limpide en les identifiant chez des poètes (Rimbaud, Thoreau, Pound et Delteil) les caractéristiques qu’il attend d’une pratique poétique ouverte au dehors – White réclame l’écroulement de la ‘maison de la poésie’ afin d’ouvrir, en cette fin d’ère gréco-chrétienne, « l’espace nouveau atopique qui surgit actuellement » : « Nous devons apprendre à marcher, voire à danser, dans un espace où les concepts habituels tels que l’être, le principe de non-contradiction, l’identité personnelle, etc. n’ont plus cours, ne jouent décidément plus. (…) J’affirme une santé, la possibilité d’une santé, liée à une capacité de se mouvoir, désencombré, dans l’espace atopique, capacité qui ne peut venir que de l’acquisition d’une autre pensée, d’une autre manière d’être. »[16]

Aucun doute à avoir : La Figure du dehors lançait alors un appel comme il y en a rarement en réponse aux questions de Hölderlin, Rimbaud ou Nietzsche. C’est, en haut d’un col, une passe ouverte dans la brume.

 

 



[1] Kenneth White, La Figure du dehors, op. cit., respectivement pp. 12 & 13.

[2] Ibid., p. 14.

[3] Idem.

[4] Ibid., pp. 12-13.

[5] Raymond Schwab, La Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950, 526 p.

[6] Voir « Le mythe de la Renaissance orientale » in L’Orient : généalogie d’une illusion, Presses Universitaires du Septentrion, 2002, 754 p.

[7] Je renvoie à L’Orient : généalogie d’une illusion, op. cit., pour plus ample information.

[8] C’est la raison pour laquelle j’en place l’étude ici, au début de la deuxième partie.

[9] Kenneth White, La Figure du dehors, op. cit., p 16.

[10] Ibid., p. 22.

[11] Kenneth White écrit à ce propos : « Il n’est pas facile de faire admettre l’existence d’un tel monde, tout cela étant occulté depuis si longtemps. Et puis, dans le contexte actuel, ce que j’ai appelé le discours réflexe est si fort qu’il suffit de prononcer le mot Nord, par exemple, pour que certains entendent nazi, ou le mot Celte pour qu’ils entendent je ne sais trop quoi (quelque enracinement pétainiste dans la glèbe ?), mais surtout rien de recommandable. Suggérer, par ailleurs, qu’un intellectuel moderne ait quelque chose à apprendre d’un chaman esquimau, vraiment… » (p. 32).

[12] Ibid., p. 31.

[13] Idem.

[14] Où l’on croit, l’espace d’un instant, que se croisent l’Impossible de Bataille (d’abord intitulé Haine de la poésie) et la conception que développe White…

[15] Ibid., p. 46.

[16] Ibid., pp. 135-136.