par Régis Poulet
« Le génie de la vallée ne meurt pas.
Là réside la femelle obscure.
Dans l’huis de la femelle obscure
Réside la racine du ciel et de la terre. »
Tao-tö king, trad. Liou Kia-hway, VI.
- I -
passé le canyon des Écouges
plus d’amateurs
de pleins et de déliés
l'écriture
de la performance
déjouée par l’esprit
de la montagne froide
- II -
nous quatre
autant d’imaginaires
à tisonner
au feu du vide
dans le sac
des kilos de fromage
dans les jambes
de l’eau
pour dessiller les yeux
et dans le cœur un souffle
pour les pertuis
des lieux
- III -
les fonds marins
de calcaire urgonien
ont été exhaussés
d’un bon millier de mètres
et la vallée
entre leurs crêtes
est de molasse
là coulent
des ruisseaux
qui s’évaporent en brume
ou se ruent
en cascade et coupent le calcaire
c’est le passage
du Versoud
près les rochers de Paillet
depuis le Crétacé
la même eau
qui baignait
les récifs à rudistes
et à orbitolines
la même eau
prisonnière
de l’inlandsis glaciaire
qui écrasait les Alpes
revient
éternellement
mobiliser le dur
pour qui l’ombre d’un nuage
est un mauvais présage
- IV -
montée
jusqu’à l’alpage de Fessole
les hêtraies et les sapinaies
révèlent les histoires
de leur sous-sol
les réseaux
de fourmillières
ou les symbioses
entre arbres et champignons
à la racine du ciel et de la terre
mais au sortir
de la forêt
le long de la barre
de calcaire corallien
glisse un rapace
— jadis un congre n’eût
pas été incongru —
Aigle royal
(son nom gréco-latin
d’Aquila chrysaetos
le dit doré)
vite houspillé
par un Grand corbeau
anarchiste
- V -
sur le chemin
du Pas de Pierre taillée
un chamois
deux chamois
— non
vingt-et-un chamois
qui grimpent mieux que moi
la descente
se fait
au coucher du soleil
dans la forêt obscure
la lune même est invisible
conversation nocturne
les yeux au bout des pieds
la nuit remue
à peine
- VI -
j’erre
tout en lenteur
dans la forêt
auprès du belvédère
il bruine
il pleut
sur un tronc couché
trois pèlerins de Chine
ont l’air de champignons
pourquoi pas ?
dans deux heures
nous serons des éponges
- VII -
une pluie continue
anime la forêt
de sa vertu
obscure
la sente
a des secrets
que notre carte ignore
nous allons
en contrebas
du banc de l’Ours
à notre perte
comme un cours d’eau
et l’esprit entraîné
par le ruissellement
jusqu’à nos pieds
s’absorbe
dans le sol
apparition
d’une salamandre alpestre
- VIII -
crépitement du feu
dans le poële
au Rivet
nous rendons
l’eau du linge
aux nuages
nourrissons
notre feu intérieur
départ
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p.s. : le Bec de l'Orient est un sommet du Vercors culminant à plus de 1500 mètres.