2.
À l'extrême du pays des glaces se trouve une gigantesque roche noire
Nous vivons en ces verticales
De temps à autre se découvre une passe
nous nous y engageons
et nous appelons cela l'hypothèse de l'éclair (bien que pour la plupart d'entre nous ce moment essentiel soit sans nom)
Nous passons, nous allons et revenons
Et cela suffit
3.
Toute cette neige tombée pendant la nuit apporte avec elle un certain silence
bientôt dissout — silence blanc redevenu eau sale où l'on patauge
Rien n'a encore été dit et tout, déjà, se résorbe
Invention lente
Selon l'heure du jour où de la nuit, un fouet traverse le temps, l'air claque
Le sens de la retenue
Une telle saveur
Ne pas répondre de ceci ou de cela
Observer le silence
Et surtout, ce mouvement glacial en échos dans le silence.
4.
Un immense fleuve — immobile — charriant en lui quelque chose d'énorme.
5.
Le poids, augmenté d'une face sombre (sorte de forme massive et concassée)
met à jour ce bouillon d'eau arrêté par le gel pour tout l'hiver
En ces régions du chaos, pour toujours, une force surnage, une dynamique précise se transmet
Ne viendrait-t-elle pas des phénomènes eux-mêmes ?
Quelque chose, en effet, nous regarde, attire et repousse
À la mesure de cette réalité qui, lorsqu'elle se manifeste, existe, c'est un fait, sans que notre présence soit nécessaire.
6.
Les mots, depuis cet horizon de longues et lentes formes
délivrent un unique mot d'avant les mots — sphère de glace et de poussière
rejetée sur la grève par la marée millénaire.
7.
Silence sans passé, intensité sans mémoire
Qui crée le cycle ? À cette question vide de sens répondent le regard, l'écoute, la conscience et tout ce qui participe du grand flux
Créer des bifurcations, frayer, basculer définitivement tout agencement
Acte d'incise qui se doit, paradoxalement, d'être au-delà du désir puisque éperdument nécessaire
Destructeur, cependant, s'il ne s'agit que d'une avancée à contre-courant
Rester sur la grève, être là — regarder, écouter, méditer
Apparition, disparition d'un gigantesque bloc de glace.
8.
L'horizontale, féminine
liquide
et
noire
Poussées, intensités
une surface
pour laisser venir jusqu'ici le vent en tempête
Micro-climat
De l'eau et du feu
Un éclair
Nous irons de part le monde, animés de cette énergie folle
nous aimerons tout ce qui existe
tout ce qui se présente
Nous irons de part le monde
L'horizontale est un mot (à peine éclôt, il s'enfuit) — Orient des directions
simplicité du regard qui se doit de rester simple
Afin de voir
L'horizontale ? Le vivant des mots.
9.
Cette insatisfaction que l'on porte en soi, pourquoi ne pas l'accepter ?
Abandon de toute décision forçée, inversion du regard, entrée autre part
En toute situation, ce qui se manifeste est une chance
Une dérive
au sein d'un océan sans intention
Ici, où il n'y a rien
la glace est une structure dansante et chantante
l'eau, un sol sec
l'horizon
une montagne à gravir comme le serait la plus naturelle des respirations.
10.
Tempête récente sur l'océan du monde
Le temps, invoqué
lorsqu'il se fige
change d'état comme l'eau se transforme, de saisons en saisons, délivrant minéraux, particules, glace et poussières
Jusqu'à laisser jaillir cette présence première accordée à la multiplicité des phénomènes
Tempête récente, bascule des échelles
Le minuscule devient énorme, l'immensité se liquéfie.
*
Dessiner avec le vent
Être au monde, étudier, observer, méditer
s'abandonner à cette complexité tressée de lignes souples
Le territoire où nous sommes
Quelle est cette lumière ? Partir, revenir, cheminer encore et encore
Traverser l'irréel sans trop s'y attarder
Devenir feu, devenir glace
L'union des directions — la mort, ici-même, se présente comme le plus grand des mouvements
Au-delà du cercle, au-delà de tout mystère.
12.
Complexité âpre des agencements naturels
vie des formes
cette beauté si particulière
Ombre et lumières, vent, glace, eau
et fonte de l'eau
L'inscription, à tous instant, d'une grande respiration (le souffle qui unit, désunit, à la lisière du chaud
et du froid)
Un chant, une coulée
Les questions nécessaires ne sont-elles pas la montée
ici-même
de l'émergence elle-même ?
13.
Avoir conscience de ce qui jamais n'épuise, est-ce la bonne façon de considérer le piège ?
Qu'il disparaisse de lui-même ! Illusion se nourrissant d'illusions
À l'heure du soir — lorsque marcher, méditer, observer et respirer nous accorde avec le réel
Et lorsque le réel se dépouille jusqu'à être encore plus que réel
Une phrase une seule et le silence
À partir d'ici la vraie vie commence.
14.
Sur cet immense champ blanc, j'ai compté, pour provoquer le temps
et en un sens lui donner une consistance
un nombre incalculable de signes
Une suite à l'allure régulière, sans cesse grandissante
Grands mouvements dans la substance — les lointains, depuis toujours, nous regardent.
15.
Les végétaux, comme des cils, à l'avant-poste du lac gelé, sifflent une partition noire
Le temps, arrêté — cristal froid — lui aussi écoute
Tiges, feuilles sèches et vibrantes
outillage précieux, déjà là
pour inscrire
faire signe
Et dessiner avec l'aide du vent sur la grève du monde.
16.
Oblique et nu le ciel enfin bascule
Le ciel est un désert en mouvement d'où émerge une luminosité intense
Feu glacial, plissement savant des phénomènes
L'œil écoute, seul, ce qui, vu d'en haut
plus que d'être une promesse est un devenir vertical
Sans cesse renouvelé.
17.
Remercier l'aube, chaque jour
Une discipline
De l'espace
La possibilité d'un envol
L'eau seule chante la vision de l'étal — entre sable et nuage.
18.
La clarté de la situation, associée au vent et à ces grands mouvements circulaires
balaye définitivement cette prétention d'être soi-même à l'origine de quoi que ce soit
Un pas devant l'autre, qui est le guide ?
Une respiration après l'autre, qui respire ?
Ouvrir la main — prendre le temps — observer, écouter, ressentir
Accepter d'être vivant
Mais surtout laisser agir, ne rien retenir
ni forcer
Jouir
Alors, de lui-même, le jeu s'éclaircit
le chant est là
Au sens d'un esprit ouvert et pour toujours en mouvement.
19.
Sur cette ligne où les à pics se brisent et délivrent une force instable
les ravisseurs nous observent — ils sont deux
Un choix, de toute évidence, a été fait : garder les yeux grands ouverts face à ce que l'on ne saurait nommer
et qui, sans cesse, depuis le grand piège
lance des râles informes et violents
À l'inverse du corps même du rêve.
20.
Le parcours sans inquiétude suit les méandres et se perd (le parcours nécessaire)
Le vent se lève
il s'immisce à la surface des choses — celles-ci répondent, oubliant le peu de sève qu'il leur reste
L'espace, rapace, observe
Puis l'inquiétude revient.
21.
Un feu grandit depuis l'intérieur de la nuit
Et nous voici, sans cesse ballotés par les phénomènes
Une porte se ferme, une autre s'ouvre
Le labyrinthe premier des émotions : le fleuve les capte et les redonne
tout en glissant savamment vers l'océan
Dans un tel espace l'espace lui-même est nourriture
Beaucoup d'images se perdent, changent d'état, s'évanouissent, abandonnant cette soi-disant consistance ; finalement, elles ne sont plus grand chose face à ce terrain profond
L'intérieur de la nuit — ici, l'infini de soi sans cesse se construit, se déconstruit et se reconstruit
Un feu
Il disparaît
Et c'est l'or du jour.
&
*
Un lac sans fond
22.
Le cheminement nécessaire, propre à chacun, parfois s'effiloche et se perd — ruisseau bientôt absorbé pour renaître plus loin
Vif et filtré
Débarrassé d'un nombre incalculable d'impuretés
Accepter de se défaire, bifurquer, devenir autre, muer
Jusqu'à siffler avec le vent
Jusqu'à jouir, sans relâche, du grand cercle
Je lève les yeux — un grand oiseau solitaire plane tout là-haut
Dans le froid et le silence.
23.
Ici, plusieurs nudités cohabitent — l'une d'elle, ensevelie, est un lac sans fond où frayent de sombres entités qui cherchent leur nom
Cette autre, beaucoup plus simple et lumineuse, ne s'embarrasse pas de tels personnages
Elle est au cœur de l'immense
en toutes saisons, à tout instant
Surgissant, vivante, d'un vide sans nom.
24.
De temps à autre le sang se condense, change de texture
Les rêves (la matière des rêves : poches de sens, idées, images avec leurs lucidités à elles)
prennent le dessus et noient, définitivement
la liberté naturelle de l'esprit
Filtre du jour
Masse océanique
La nuit
Il existe quelques rares instants au plus intime de chaque présence
Comme les membres d'un corps, en apparence ils nous prolongent
Et l'invisible ouvre sa plus vaste aire.
25.
Le monde, ici, est coupé en deux
Un cerveau
Son horizon ? Une partition
L'écoute, le regard, l'entièreté des sensations
en accord avec cet ajustement de soi avec le dehors
ou, à l'opposé
cherchant à rejoindre l'étrangeté de toute défaite volontaire
Pour survivre, dirait-on, au filet obstiné des épreuves
Un paradoxe
à contre courant du progrès des anciens — tous morts, désormais, mais vivant leur propre mort et, à n'en pas douter
jouissant de l'union nouvelle de leur être autrement combiné
Seules comptent les dix directions
Et la beauté extrême des tourbillons.
26.
Sortir de la forêt, trouver le froid, la glace
et surtout cet espace immense
L'incandescence
Être feu, circulaire
À l'opposé de cette ligne droite sur un paysage sans relief
Ce qui est nouveau : la possibilité d'une abstraction telle que la voici revenue au plus proche du réel
Signe net, plein, et surtout accepté comme tel
Jusqu'à ce qu'il se confonde, en toute confiance, avec la transparence.
27.
Les abords d'un tourbillon
La beauté de quelques graines apportées par le vent (à moins que ce ne soit à la faveur d'un estomac animal)
Le monde observé d'en haut : son temps à lui, très lent, circule à l'inverse de toute évidence
Une vague haute, très haute
attend sa délivrance
Lorsque la saison change, nous profitons de ces grandes avançées liquides pour nous enfoncer encore plus loin
Jusqu'à rejoindre l'océan
Là où fraye notre nature première
Ici, le monde en entier se reflète
et nous partageons l'énergie du grand vide — mais déjà proche est la brise.
28.
L'écriture des choses, leur mélodie naturelle ouverte à toutes les directions
Écouter le long dépouillement au hasard des vents
de la sorte, lentement se dénuder
Suivre de telles traces, ne plus les suivre
Toute perspective est horizontale et verticale à la fois — foyer d'incandescence sans cesse en déplacement
Au sein même de la tourmente l'unité n'a plus besoin d'être nommée.
29.
Ce matin, un espace de glace et de nuages bas
L'horizon, dilaté par le froid, se transforme en un rempart immense
Intensité révélée, structure démesurée, myriades lumineuses
La solitude éclôt
(son odeur animale)
Seul le feu, entre nos mains frottées, est le compagnon
Étincelles jusqu'au ciel — un appel à encore plus de lumière.
30.
Cette façon du détail agrandi — les trois verbes, qui sont-ils ?
Insistance, pour "regarder"
"Ausculter" le va-et-vient de ces grandes algues dansantes, désormais immobiles
Recherche précise à même le sol : "être là"
Le peu qui s'énonce
Notre regard s'élève et dérive
il s'accroche au buisson du temps, tout là-haut, au plus proche de cette lèvre de glace, si grande
que l'on croirait à un cataclysme naturel.
31.
J'ai vu une eau si noire qu'elle semblait surgir des entrailles de la Terre
J'ai entendu, à cet instant, le grand calme approcher
jusqu'à ce que ma respiration soit pleine d'une telle eau
L'eau noire est-elle vivante d'yeux grands ouverts ?
Une eau, depuis trop longtemps gelée.
32.
Les quelques animaux qui vivent ici connaissent, du territoire, autre chose
L'apport perpétuel d'un rythme éternel — la forge du monde — et, sans cesse, l'horizon fluctuant des marées
Ces espaces insaisissables
leur beauté est à la mesure de toute certitude
Le temps d'une débâcle
Elle seule féconde le temps.
33.
Le néant n'existe pas, le néant est une falaise à la dérive sur des eaux bouillonnantes
L'usure
Du temps rassemblé, qui rogne et la matière et le temps
se mêlant, s'embrasant
fusionnant
L'immobilité d'une hauteur immense
Le poids sonore de la roche et des falaises
L'impermanence, inacceptable pour qui respire mal et ne s'occupe que de son ombre, se dissout à l'instant unique d'un
clignement d'yeux.
34.
La célébration du blanc — oser, prendre le risque de l'infini, avancer sur cette surface
L'aplomb du mot, l'axe
de la syntaxe
destinée à nourrir l'ensemble des mots
Un à un ils s'ouvrent
comme une coque
Délivrant cette rapidité qui s'échappe.
&
35.
Le désir demeuré désir se perd sur les grèves
La grève à sa manière filtre cela, elle accumule, envase, digère, puis restitue autrement
L'illusion, ici venue, déjà noircie
mâchoire glaciale à laquelle on s'accroche — et que l'on aime
Jusqu'à en mourir
Prendre le risque de se confronter au grand piège
Au-delà du désir demeuré désir s'anime l'évidence des fondements
À l'orient de tout, à l'heure du soir
Nous nous prosternons vers le pur silence.
Lionel Marchetti - 2018/2019