LA GRANDE ÎLE
 
 
 
 
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À l'orient de tout, à l'heure du soir
Nous nous prosternons vers le pur silence
François Cheng
 
 
Les quelques vers en italique, dans l'ensemble des poèmes de cette suite, sont des citations de François Cheng, tirés de échos du silence, de François Cheng & Patrick Le Bescont, Créaphis éditions, 2018. 
Chaque poème de La grande île à été écrit en regard de chaque image de Patrick Le Bescont et de chaque poème de François Cheng — comme un miroir face à un miroir…
…lorsque Au plus intime de chaque présence / L'invisible ouvre sa plus vaste aire.
 
 
 
 
 
Première partie
Hypothèse de l'éclair

Seconde partie
Dessiner avec le vent

&

Troisième partie
Un lac sans fond
 
 
 
 
 
35 poèmes
 
 
 
 
Première partie
Hypothèse de l'éclair
 
 
1.
 
Sur la grande île, irrésistiblement attiré par l'exubérance
 
Toucher la glace, la neige, comprendre cette richesse, le multiple et surtout cette évidence : au sein de la matière, dont nous sommes
pliée, repliée et froissée encore
existe un temps circulaire qui est autre chose que du temps
 
Fraye-t-elle ici cette pensée qui n'aurait pas encore trouvé l'extrême vigueur ?
 
Froide fracture d'irradiants diamants
 
Éclair abrupt — mots premiers.
 
 
 

2.

À l'extrême du pays des glaces se trouve une gigantesque roche noire

Nous vivons en ces verticales

De temps à autre se découvre une passe
nous nous y engageons
et nous appelons cela l'hypothèse de l'éclair (bien que pour la plupart d'entre nous ce moment essentiel soit sans nom)

Nous passons, nous allons et revenons

Et cela suffit

 

3.

Toute cette neige tombée pendant la nuit apporte avec elle un certain silence
bientôt dissout — silence blanc redevenu eau sale où l'on patauge

Rien n'a encore été dit et tout, déjà, se résorbe

Invention lente

Selon l'heure du jour où de la nuit, un fouet traverse le temps, l'air claque

Le sens de la retenue

Une telle saveur

Ne pas répondre de ceci ou de cela

Observer le silence

Et surtout, ce mouvement glacial en échos dans le silence.

4.

Un immense fleuve — immobile — charriant en lui quelque chose d'énorme.

5.

Le poids, augmenté d'une face sombre (sorte de forme massive et concassée)
met à jour ce bouillon d'eau arrêté par le gel pour tout l'hiver

En ces régions du chaos, pour toujours, une force surnage, une dynamique précise se transmet

Ne viendrait-t-elle pas des phénomènes eux-mêmes ?

Quelque chose, en effet, nous regarde, attire et repousse

À la mesure de cette réalité qui, lorsqu'elle se manifeste, existe, c'est un fait, sans que notre présence soit nécessaire.

6.

Les mots, depuis cet horizon de longues et lentes formes
délivrent un unique mot d'avant les mots — sphère de glace et de poussière
rejetée sur la grève par la marée millénaire.

7.

Silence sans passé, intensité sans mémoire

Qui crée le cycle ? À cette question vide de sens répondent le regard, l'écoute, la conscience et tout ce qui participe du grand flux

Créer des bifurcations, frayer, basculer définitivement tout agencement

Acte d'incise qui se doit, paradoxalement, d'être au-delà du désir puisque éperdument nécessaire

Destructeur, cependant, s'il ne s'agit que d'une avancée à contre-courant

Rester sur la grève, être là — regarder, écouter, méditer

Apparition, disparition d'un gigantesque bloc de glace.

8.

L'horizontale, féminine
liquide
et
noire

Poussées, intensités
une surface
pour laisser venir jusqu'ici le vent en tempête

Micro-climat

De l'eau et du feu

Un éclair

Nous irons de part le monde, animés de cette énergie folle
nous aimerons tout ce qui existe
tout ce qui se présente

Nous irons de part le monde

L'horizontale est un mot (à peine éclôt, il s'enfuit) — Orient des directions
simplicité du regard qui se doit de rester simple

Afin de voir

L'horizontale ? Le vivant des mots.

9.

Cette insatisfaction que l'on porte en soi, pourquoi ne pas l'accepter ?

Abandon de toute décision forçée, inversion du regard, entrée autre part

En toute situation, ce qui se manifeste est une chance

Une dérive
au sein d'un océan sans intention

Ici, où il n'y a rien
la glace est une structure dansante et chantante
l'eau, un sol sec
l'horizon
une montagne à gravir comme le serait la plus naturelle des respirations.
 

10.

Tempête récente sur l'océan du monde

Le temps, invoqué
lorsqu'il se fige
change d'état comme l'eau se transforme, de saisons en saisons, délivrant minéraux, particules, glace et poussières

Jusqu'à laisser jaillir cette présence première accordée à la multiplicité des phénomènes

Tempête récente, bascule des échelles

Le minuscule devient énorme, l'immensité se liquéfie.

 

*

. . .
 
Seconde partie

Dessiner avec le vent

 
11.

 

Être au monde, étudier, observer, méditer
s'abandonner à cette complexité tressée de lignes souples

Le territoire où nous sommes

Quelle est cette lumière ? Partir, revenir, cheminer encore et encore

Traverser l'irréel sans trop s'y attarder

Devenir feu, devenir glace

L'union des directions — la mort, ici-même, se présente comme le plus grand des mouvements

Au-delà du cercle, au-delà de tout mystère.

12.

Complexité âpre des agencements naturels
vie des formes
cette beauté si particulière

Ombre et lumières, vent, glace, eau
et fonte de l'eau

L'inscription, à tous instant, d'une grande respiration (le souffle qui unit, désunit, à la lisière du chaud
et du froid)

Un chant, une coulée

Les questions nécessaires ne sont-elles pas la montée
ici-même
de l'émergence elle-même ?

 

13.

Avoir conscience de ce qui jamais n'épuise, est-ce la bonne façon de considérer le piège ?

Qu'il disparaisse de lui-même ! Illusion se nourrissant d'illusions

À l'heure du soir — lorsque marcher, méditer, observer et respirer nous accorde avec le réel

Et lorsque le réel se dépouille jusqu'à être encore plus que réel

Une phrase une seule et le silence

À partir d'ici la vraie vie commence.

14.

Sur cet immense champ blanc, j'ai compté, pour provoquer le temps
et en un sens lui donner une consistance
un nombre incalculable de signes

Une suite à l'allure régulière, sans cesse grandissante

Grands mouvements dans la substance — les lointains, depuis toujours, nous regardent.

15.

Les végétaux, comme des cils, à l'avant-poste du lac gelé, sifflent une partition noire

Le temps, arrêté — cristal froid — lui aussi écoute

Tiges, feuilles sèches et vibrantes
outillage précieux, déjà là
pour inscrire
faire signe

Et dessiner avec l'aide du vent sur la grève du monde.

16.

Oblique et nu le ciel enfin bascule

Le ciel est un désert en mouvement d'où émerge une luminosité intense

Feu glacial, plissement savant des phénomènes

L'œil écoute, seul, ce qui, vu d'en haut
plus que d'être une promesse est un devenir vertical

Sans cesse renouvelé.

17.

Remercier l'aube, chaque jour

Une discipline

De l'espace

La possibilité d'un envol

L'eau seule chante la vision de l'étal — entre sable et nuage.

18.

La clarté de la situation, associée au vent et à ces grands mouvements circulaires
balaye définitivement cette prétention d'être soi-même à l'origine de quoi que ce soit

Un pas devant l'autre, qui est le guide ?

Une respiration après l'autre, qui respire ?

Ouvrir la main — prendre le temps — observer, écouter, ressentir

Accepter d'être vivant

Mais surtout laisser agir, ne rien retenir
ni forcer

Jouir

Alors, de lui-même, le jeu s'éclaircit
le chant est là

Au sens d'un esprit ouvert et pour toujours en mouvement.

19.

Sur cette ligne où les à pics se brisent et délivrent une force instable
les ravisseurs nous observent — ils sont deux

Un choix, de toute évidence, a été fait : garder les yeux grands ouverts face à ce que l'on ne saurait nommer
et qui, sans cesse, depuis le grand piège
lance des râles informes et violents

À l'inverse du corps même du rêve.

20.

Le parcours sans inquiétude suit les méandres et se perd (le parcours nécessaire)

Le vent se lève
il s'immisce à la surface des choses — celles-ci répondent, oubliant le peu de sève qu'il leur reste

L'espace, rapace, observe

Puis l'inquiétude revient.

 

21.

Un feu grandit depuis l'intérieur de la nuit

Et nous voici, sans cesse ballotés par les phénomènes

Une porte se ferme, une autre s'ouvre

Le labyrinthe premier des émotions : le fleuve les capte et les redonne
tout en glissant savamment vers l'océan

Dans un tel espace l'espace lui-même est nourriture

Beaucoup d'images se perdent, changent d'état, s'évanouissent, abandonnant cette soi-disant consistance ; finalement, elles ne sont plus grand chose face à ce terrain profond

L'intérieur de la nuit — ici, l'infini de soi sans cesse se construit, se déconstruit et se reconstruit

Un feu

Il disparaît

Et c'est l'or du jour.

 

&

 

*

. . .

 

Troisième partie

Un lac sans fond

 

22.

Le cheminement nécessaire, propre à chacun, parfois s'effiloche et se perd — ruisseau bientôt absorbé pour renaître plus loin

Vif et filtré

Débarrassé d'un nombre incalculable d'impuretés

Accepter de se défaire, bifurquer, devenir autre, muer

Jusqu'à siffler avec le vent

Jusqu'à jouir, sans relâche, du grand cercle

Je lève les yeux — un grand oiseau solitaire plane tout là-haut

Dans le froid et le silence.

23.

Ici, plusieurs nudités cohabitent — l'une d'elle, ensevelie, est un lac sans fond où frayent de sombres entités qui cherchent leur nom

Cette autre, beaucoup plus simple et lumineuse, ne s'embarrasse pas de tels personnages

Elle est au cœur de l'immense
en toutes saisons, à tout instant

Surgissant, vivante, d'un vide sans nom.

24.

De temps à autre le sang se condense, change de texture

Les rêves (la matière des rêves : poches de sens, idées, images avec leurs lucidités à elles)
prennent le dessus et noient, définitivement
la liberté naturelle de l'esprit

Filtre du jour

Masse océanique

La nuit

Il existe quelques rares instants au plus intime de chaque présence

Comme les membres d'un corps, en apparence ils nous prolongent

Et l'invisible ouvre sa plus vaste aire.

25.

Le monde, ici, est coupé en deux

Un cerveau

Son horizon ? Une partition

L'écoute, le regard, l'entièreté des sensations
en accord avec cet ajustement de soi avec le dehors
ou, à l'opposé
cherchant à rejoindre l'étrangeté de toute défaite volontaire

Pour survivre, dirait-on, au filet obstiné des épreuves

Un paradoxe
à contre courant du progrès des anciens — tous morts, désormais, mais vivant leur propre mort et, à n'en pas douter
jouissant de l'union nouvelle de leur être autrement combiné

Seules comptent les dix directions

Et la beauté extrême des tourbillons.

26.

Sortir de la forêt, trouver le froid, la glace
et surtout cet espace immense

L'incandescence

Être feu, circulaire

À l'opposé de cette ligne droite sur un paysage sans relief

Ce qui est nouveau : la possibilité d'une abstraction telle que la voici revenue au plus proche du réel

Signe net, plein, et surtout accepté comme tel

Jusqu'à ce qu'il se confonde, en toute confiance, avec la transparence.

27.

Les abords d'un tourbillon

La beauté de quelques graines apportées par le vent (à moins que ce ne soit à la faveur d'un estomac animal)

Le monde observé d'en haut : son temps à lui, très lent, circule à l'inverse de toute évidence

Une vague haute, très haute
attend sa délivrance

Lorsque la saison change, nous profitons de ces grandes avançées liquides pour nous enfoncer encore plus loin

Jusqu'à rejoindre l'océan

Là où fraye notre nature première

Ici, le monde en entier se reflète
et nous partageons l'énergie du grand vide — mais déjà proche est la brise.

28.

L'écriture des choses, leur mélodie naturelle ouverte à toutes les directions

Écouter le long dépouillement au hasard des vents
de la sorte, lentement se dénuder

Suivre de telles traces, ne plus les suivre

Toute perspective est horizontale et verticale à la fois — foyer d'incandescence sans cesse en déplacement

Au sein même de la tourmente l'unité n'a plus besoin d'être nommée.

29.

Ce matin, un espace de glace et de nuages bas

L'horizon, dilaté par le froid, se transforme en un rempart immense

Intensité révélée, structure démesurée, myriades lumineuses

La solitude éclôt
(son odeur animale)

Seul le feu, entre nos mains frottées, est le compagnon

Étincelles jusqu'au ciel — un appel à encore plus de lumière.

30.

Cette façon du détail agrandi — les trois verbes, qui sont-ils ?

Insistance, pour "regarder"

"Ausculter" le va-et-vient de ces grandes algues dansantes, désormais immobiles

Recherche précise à même le sol : "être là"

Le peu qui s'énonce

Notre regard s'élève et dérive
il s'accroche au buisson du temps, tout là-haut, au plus proche de cette lèvre de glace, si grande
que l'on croirait à un cataclysme naturel.

31.

J'ai vu une eau si noire qu'elle semblait surgir des entrailles de la Terre

J'ai entendu, à cet instant, le grand calme approcher
jusqu'à ce que ma respiration soit pleine d'une telle eau

L'eau noire est-elle vivante d'yeux grands ouverts ?

Une eau, depuis trop longtemps gelée.

 

32.

Les quelques animaux qui vivent ici connaissent, du territoire, autre chose

L'apport perpétuel d'un rythme éternel — la forge du monde — et, sans cesse, l'horizon fluctuant des marées

Ces espaces insaisissables
leur beauté est à la mesure de toute certitude

Le temps d'une débâcle

Elle seule féconde le temps.

33.

Le néant n'existe pas, le néant est une falaise à la dérive sur des eaux bouillonnantes

L'usure

Du temps rassemblé, qui rogne et la matière et le temps
se mêlant, s'embrasant
fusionnant

L'immobilité d'une hauteur immense

Le poids sonore de la roche et des falaises

L'impermanence, inacceptable pour qui respire mal et ne s'occupe que de son ombre, se dissout à l'instant unique d'un
clignement d'yeux.

34.

La célébration du blanc — oser, prendre le risque de l'infini, avancer sur cette surface

L'aplomb du mot, l'axe
de la syntaxe
destinée à nourrir l'ensemble des mots

Un à un ils s'ouvrent
comme une coque

Délivrant cette rapidité qui s'échappe.

&


35.

Le désir demeuré désir se perd sur les grèves

La grève à sa manière filtre cela, elle accumule, envase, digère, puis restitue autrement

L'illusion, ici venue, déjà noircie
mâchoire glaciale à laquelle on s'accroche — et que l'on aime

Jusqu'à en mourir

Prendre le risque de se confronter au grand piège

Au-delà du désir demeuré désir s'anime l'évidence des fondements

À l'orient de tout, à l'heure du soir
Nous nous prosternons vers le pur silence.

 

Lionel Marchetti - 2018/2019

 

NB : les quelques vers en italique, dans l'ensemble des poèmes de cette suite, sont des citations de François Cheng, tirés de échos du silence, de François Cheng & Patrick Le Bescont, Créaphis éditions, 2018.
Chaque poème de La grande île à été écrit en regard de chaque image de Patrick Le Bescont et de chaque poème de François Cheng — comme un miroir face à un miroir…
…lorsque Au plus intime de chaque présence / L'invisible ouvre sa plus vaste aire.
 
 
lien échos du silence :
CREAPHIS
 
 
 
 
 
(extrait de la version manuscrite de L.M. sur le livre original)

 

Extrait de la version manuscrite de Lionel Marchetti sur le livre original lui-même