par Jean-Louis Michelot (texte) et Régis Poulet (photographies)


« LE FLEUVE DISPUTE À LA MONTAGNE d'avoir inspiré tant de poètes... Le fleuve, bien plus que la montagne, semble posséder son existence symbolique et sa personnalité. Il est simple, et part d'une source et s'en va par des détours nombreux très infailliblement à la mer. » (1)


Alors, va pour le Fleuve... et nous voilà voguant sur l’Ain. Vous me direz que l’Ain, n’est pas un fleuve, mais une simple rivière...


Les livres de géographie vous donnent raison, je l’accorde... mais ma propre géopoétique s’élève en faux, et je propose qu’à l’occasion d’une prochaine réunion de notre confrérie, nous rebaptisions fleuves les cours d’eau qui le méritent. Car voyez l’Ain sur l’image ci-dessous : elle a bien deux fois plus d’eau et de kilomètres que certains fleuves en titre, le Var pour n’en citer qu’un seul. Pour moi, a rang de fleuve, celui qui créée une plaine, qui construit son paysage tout seul, sans avoir besoin d’appuyer son identité sur les versants de sa vallée. Et cette basse vallée de l’Ain répond sans aucun doute à cette définition. 200 kilomètres de balade à travers les montagnes du Jura lui ont donné son âme et sa puissance. Voilà un fleuve du pays du calcaire, à l’indéfinissable couleur bleutée sur fond de graviers presque blancs. Ici, peu de sable ; le sable, c’est le quartz qui seul résiste à l’usure de l’eau ; et nous ne sommes pas ici au pays du granit.

 


La rivière est loin d’être en crue mais elle a un bon petit débit, qui nous permet de filer à bonne allure. Il nous faut un petit temps d’adaptation à cet univers flottant, bien sûr ; un petit faux mouvement nous suffit à nous rendre compte de la légèreté de notre embarcation... Mais bientôt les marques sont prises, et l’on parvient à trouver un équilibre physique – et mental, pour savourer à loisir. L’Ain est une rivière libre, qui sait encore tailler des falaises de graviers sur ses rives, construire des plages qui seront progressivement colonisées par saules en boules, forêt à bois tendres, puis à bois durs.


Les mouvements de la rivière ont abandonné des bras annexes qui drainent une nappe phréatique limpide ; nous en explorons quelques-uns.


Le confluent. Un lieu symbolique bien sûr, où nous retrouvons le Fleuve officiel, le Rhône. Régis est un peu surpris de trouver le fleuve plus calme que son affluent. C’est sans doute un peu conjoncturel – le Rhône est à l’étiage : la glace des sommets ne fond guère, les Suisses doivent remplir « leur » lac ; et c’est un peu logique : la pente des cours d’eau diminue globalement de l’amont à l’aval, et le Rhône est déjà ici plus vieux que l’Ain – il doit déjà avoir 400 kilomètres au compteur. En y regardant de plus près, ce confluent est un lieu rare, l’un de ces rares lieux de nos régions où l’on constate que la carte est fausse, non par ce que les hommes ont ajouté je ne sais quelle couche de laideur sur le palimpseste du paysage, mais tout simplement parce que la rivière vit sa vie et a décidé de prendre des libertés par rapport aux consignes de l’IGN.

Et puis, c’est un lieu symbolique pour le microcosme des protecteurs de la nature, puisqu’ils ont remporté ici l’une de ces rares batailles qui ne laissent pas de morts, bien au contraire : un barrage était prévu, planifié... et un opportun classement a sauvé le site pour les générations futures, tel un monument naturel. Une bonne centaine de cormorans, en formation décontractée, de lignes ou de V non conventionnels, longent le fleuve et s’éparpillent à notre vue. Il faut croire que les animaux ne s’attendaient pas à rencontrer deux bipèdes en ces lieux et par ce temps hasardeux... nous leur présentons toutes nos excuses. Et reprenons notre route vers la Méditerranée.


Le défilement de cette rive boisée, un peu baignée de brume, renvoie à notre esprit des images d’Aguirre, même si nous n’avons rien, mais alors vraiment rien de la Colère de Dieu. Et curieusement, voilà qui nous amène à Chauvet, que Werner Herzog a filmé également. Ce n’est peut-être pas un hasard, après tout, et nous flottons dans un fragment d’espace hors du temps ; le paysage que nous traversons aurait pu être celui d’un temps lointain.


Nous poursuivons notre descente, sur un fleuve décidemment impassible où il n’est plus guère besoin de vigilance et où l’on peut se laisser aller, sinon à la somnolence, du moins à un début de rêverie.


« A présent que la rivière ne courait plus, au sens littéral, qu’elle ne faisait plus que s’écouler vers la mer, d’une diligence égale, directe mais imperceptible, et que le ciel souriait là-haut, jour après jour, sans changement, nous commençâmes à glisser dans cet engourdissement bienheureux de l’esprit qui suit beaucoup d’exercice en plein air. Je me suis laissé moi-même stupéfier plus d’une fois de cette manière. En vérité, j’aime à l’excès cette sensation. Toutefois, je ne l’ai jamais éprouvé au même degré qu’en pagayant au fil de l’eau. C’était un triomphe de la torpeur. » (2)


Pour nous réveiller, nous entrons par l’aval dans l’une des plus belles « lônes » du fleuve, celle qui entoure l’île du Méant. 3 ou 4 mètres d’eau limpide baignent de vastes herbiers aquatiques de potamots, hottonies ou pesses d’eau. La rare Flûteau nageant ponctue encore de ses fleurs blanches le radeau des potamots. De gros poissons – des chevesnes peut-être, s’éloignent à notre approche. C’est un petit monde dans un équilibre dynamique miraculeux et fragile : le fleuve a creusé un chenal ; la nappe souterraine l’alimente ; le fleuve revient de temps en temps rajeunir le milieu et évacuer les sédiments... un monde ancien à la jeunesse éternelle... C’est aussi – pour nous – un monde de sensations ; remontant la lône, nous sentons physiquement la nappe phréatique par la brume qu’elle crée et la fraîcheur qu’elle nous envoie au visage ; un peu plus loin, nous restons immobiles, attentifs à un son de l’automne : les feuilles qui tombent et frappent les branches qu’elles rencontrent, jusqu’à toucher le sol.

 

Nous retournons au fleuve, toujours serein et bordé d’arbres, mais peu à peu marqué par les humains : un pipeline qui traverse, une rampe de mise à l’eau d’engins de l’armée, quelques pêcheurs, puis un barrage étonnant à l’architecture désuète, inspirée dit-on, de l’Alsace natale de son ingénieur en chef. Le barrage de Jons, bâti en 1930, à une époque où barrer un fleuve était sans doute encore un exploit.


La proximité du barrage a fait du Rhône une sorte de lac, ce qui donne à la dernière lône de notre voyage (dite « des pêcheurs ») un paysage bien différent du Méant : de grosses touffes de roseaux, des aulnes poussant les pieds dans l’eau pour créer un bayou sympathique mais plus vaseux que limpide. Un hobereau, le plus beau des faucons avec ses ailes d’hirondelle, nous accompagne longtemps, chassant je ne sais quels insectes invisibles à nos yeux. L’ambiance est quelque peu perturbée, par le passage des avions (Satolas n’est pas si loin), la silhouette rebondie et satisfaite de quelques golfeurs jouissant à leur manière de la nature, et enfin quelques adeptes du quad... Nous devisons sur la question de la tolérance, du partage de l’accès à la nature... vaste sujet...


Régis s’est à présent pleinement adapté à son environnement flottant, humide et incertain.


Pour ma part, je baigne dans un univers si familier qu’il me ferait presque croire à quelques vies antérieures au bord du fleuve Limpopo (« qui est comme de l’huile, gris vert, tout bordé d’arbres à fièvre »...)(3), ou à une simple jeunesse fluviatile.


« De ma vie, fût-elle longue encore, je n’oublierai ces jours de ma jeunesse où j’ai vécu sur les eaux. Ils sont là, ces beaux jours, dans toute leur fraîcheur. Ce que j’ai vu alors, je le vois encore aujourd’hui, et je redeviens, quand j’y pense, cet enfant que ravit, à son réveil, la beauté du monde des eaux dont il faisait la découverte. »(4)


Mais voilà déjà le bout de notre route ; et nous (re)découvrons qu’une déambulation fluviale, c’est aussi tout à fait concret : accoster, charrier le bateau, partir récupérer la voiture laissée en haut... Mais cela en valait la chandelle, je pense ! et nous voilà prêts pour de nouvelles aventures.... (à suivre).



Octobre 2012

↑ Haut de page


Sources :
(1)  
« LE FLEUVE DISPUTE À LA MONTAGNE d'avoir inspiré tant de poètes... Le fleuve, bien plus que la montagne, semble posséder son existence symbolique et sa personnalité. Il est simple, et part d'une source et s'en va par des détours nombreux très infailliblement à la mer. »
Réponse : Victor Segalen. Equipée. Gallimard, 1929/ 1983. Collection L’Imaginaire. 133 p.
 
(2)                        
« A présent que la rivière ne courait plus, au sens littéral, qu’elle ne faisait plus que s’écouler vers la mer, d’une diligence égale, directe mais imperceptible, et que le ciel souriait là-haut, jour après jour, sans changement, nous commençâmes à glisser dans cet engourdissement bienheureux de l’esprit qui suit beaucoup d’exercice en plein air. Je me suis laissé moi-même stupéfier plus d’une fois de cette manière. En vérité, j’aime à l’excès cette sensation. Toutefois, je ne l’ai jamais éprouvé au même degré qu’en pagayant au fil de l’eau. C’était un triomphe de la torpeur. »
Réponse : Robert-Louis Stevenson. 1880 /1994.  En canoë sur les rivières du Nord. Éditions Actes Sud, collection "Babel". 200 p.
 
(3)
Le fleuve Limpopo (« qui est comme de l’huile, gris vert, tout bordé d’arbres à fièvre »…)
Réponse : Rudyard Kipling. L’enfant d’éléphant. Dans Histoires Comme ça.
 
(4)
« De ma vie, fût-elle longue encore, je n’oublierai ces jours de ma jeunesse où j’ai vécu sur les eaux. Ils sont là, ces beaux jours, dans toute leur fraîcheur. Ce que j’ai vu alors, je le vois encore aujourd’hui, et je redeviens, quand j’y pense, cet enfant que ravit, à son réveil, la beauté du monde des eaux dont il faisait la découverte. »
Réponse : Henri Bosco. L’enfant et la rivière. Folio. 1953. 155 p.
 
Et les fleuves impassibles » du Bateau Ivre de Rimbaud.