par Fred Griot

 

 

je file dans l’Isère.
journée d’enterrement : retour à la terre… et peut-être d’autant plus sensible, vivace pour des agriculteurs que de retourner aux herbes, aux arbres, à l’humus…
(…)
et ce monde terrien qui s'écoule, d'où je viens, que les vieux me racontent…

 

 

ils sont descendus aux grandes ères glaciaires, des jeunes Alpes. ils ont étendu leurs langues, leurs séracs, leurs géants polissoirs, et délaissé, en bordure, en fronton, leurs dépôts : sables, galets, roches erratiques, moraines…
de ces glaces, ensuite retirées, quelques filets d’eau, grossis, ont fuité, tracé de larges sillons, griffé la roche mère, drainé, usé des charrois de cailloux, qui sont les lignes, les inscriptions premières d’une écriture de l’espace, les signaux, les signes, déchiffrables, d’une histoire géologique, géo-graphique. et peut-être que les hommes, ensuite, n’ont fait que s’inspirer de ces tracés-là, ces racines géo-poétiques, pour écrire, retenir, inscrire leur propre histoire, sur ces mêmes roches.

sur ces terrains, entre quelques lambeaux de glaces encore restants, nous nous sommes installés. mon ascendance, pour partie, a débuté là. et, avec mon ascendance, un attachement au terrain qui l’a abritée, hébergée, nourrie, touchée, inspirée.

 

terre, terrain, territoire

explorer, essayer de comprendre notre rapport, notre rapport intime à la terre, à la terre d’origine, c’est se poser la question de la provenance. essayer de comprendre cet attachement, viscéral, parfois au-delà d’une terre ou territoire particuliers, mais lié toujours à ce qui nous est là sous les pieds… rapport qui subsiste alors même que les générations paysannes sont, pour beaucoup d’entre nous, déjà loin derrière.

lorsque je dis le mot terre, il s’agit là, au-delà, au-dedans, d’une « veine » terrienne, du fait d’être habité, conçu, constitué, nourri de ce rapport à ce qui est apparemment hors de l’homme, et le produit et l’héberge : ce que l’on nomme nature. nourri, conscient et animé par cette poétique de l’espace, de ce qui pousse sans nous, de ce qui coule sans nous, de ce qui est sans nous, mais où nous sommes dedans, terre qui est notre habitat, notre source et notre humus. hommus pourrait-on dire…

lorsque je dis terre je parle d’une chose qui coule en nous comme une sève, un sang. non pas évidemment de ce qui produirait un droit quelconque, qu’il soit de sol ou de sang, mais de l’attachement, l’ancrage, même si l’on peut tenter d’en faire déni, à la terre d’où l’on vient, c’est-à-dire aux ascendants.
on a les pieds ancrés en terre, comme en nos ascendances… nous sommes faits de ce lien, inaliénable s’il en est.

 

la terre est un inaliénable

qu’est-ce qui se rapproche alors le plus du sentiment d'avoir, de venir d’un pays que cet attachement inaliénable, affectif, constitutif ?

j’écris le mot terre, et c’est le lien à un lieu mais aussi aux anciens gestes, aux façons de vivre, à l’histoire, à la langue même, qui surgit, et qui a infusé dans nos façons, nos gestes d’aujourd’hui, même lorsque nous en sommes partis, car il en reste trace, toujours.

un jour écrirai-je alors sur mon père, sur son monde, histoire encore jamais racontée ? et le ferai-je avant sa disparition que je n’arrive pas encore à imaginer comme tout à fait possible, à venir, et qui s’accompagnera en bonne partie de la disparition de son monde, puisque nous, les enfants, ne vivons plus de la même façon ?
ce sont des racines pivotantes enfoncées ici, et pourtant je ne vis plus selon les mêmes modes, et je suis parti ailleurs : tout d’abord vers les montagnes plus hautes, puis vers l’urbanité connectée, rapide, à la vivacité entreprenante, parfois usante, mais guère plus que le désert de la campagne lorsque trop calme, trop désertée.
pourtant il reste toujours cette « veine ». qui est une connexion intrinsèque, constitutive.
et ce que m’a apporté le creusement de mes racines terriennes, l’interrogation sur elles, la reconnaissance consciente de ma provenance, c’est une assise, une fondation. savoir d’où l’on vient permettant alors d’avoir l’assise pour aller.

l’attache, le lien à la terre, celle qui nous a permis naissance, et peut-être plus encore celle qui nous a fait murir, grandir, ne devrait pas alors constituer une frontière, une fermeture, une peur, mais un grand, large espace de départ…

 


terre et langue

longtemps je n’ai pas écrit lorsque j’étais en montagne, en pleine nature. et ce n’est pas tellement cela qui est notable, remarquable, que l’équilibre plutôt, s’il l’est, l’alternance, le mouvement de balancier entre l’ouvrage de tête, de table, de tripes aussi, qu’est écrire, et celui de corps, de dehors, qu’est « sortir »… et que c’est probablement du fait de cette balance, d’abord énergétique, alternative entre deux mondes, enracinés, que j’ai longtemps été empêché d’écrire en montagne, l’impulsion, l’allant, l’énergie ne pouvant être, dans le même temps, alloués à ces deux activités, parce que puisant pour une grande partie dans un réservoir affectif commun.
et ce n’est que lorsque je suis arrivé à l’âge où j’ai reconnu mes ascendances, que se sont réunis alors pour la première fois en un point de contact, de création commune ces lieux-là, ces temps-là, ces énergies-là entre écriture et nature, voix et animalité, signes et terre, glyphes et pierre…
auparavant je pouvais évidemment écrire sur le grand dehors, et il infusait largement dans la langue, dans les textes, mais je ne parvenais pas à écrire en étant en même temps à courir ce grand dehors. il a fallu attendre que l’âge avance un peu, d’être plus posé peut-être, pour y atteindre, comme ce fut le cas, par exemple, lors de mon séjour récent dans une cabane d’hiver, en plein Causse.

sans doute cette époque de reconnaissance a-t-elle permis d’identifier, de comprendre ce fait de ressentir cette langue comme ne pouvant plus se dispenser du corps, de sa physicalité, tout comme elle est liée à sa terre productrice, au dehors.

car la parole monte de ce fond de limon, de cette terre matrice, matière, pâte d’ascendance.
c’est-à-dire que la matière de parole pointe de ce terreau-là, de ma perception rythmique-basse de cette terre rude…

le corps c'est de la terre.
le corps est de terre.
c'est un fait.
de là que l'on pousse.
pas autre que les plantes, les bêtes.

et, en tant que vivant, le corps se retrouve à la fois face à la terre, le roc. l'air, le liquide. et dedans.
face à l'espace. et dedans.
dedans parce que vivant, face parce que se regardant dedans.

et lorsque le corps parle c'est avec d'une terre qu'il parle.
tout comme on ne peut parler, et donc écrire, en dehors du rythme de soufflation, de circulation, de locomotion, du battement de la viande, la parole est de terre.
quand le corps pousse la chansonnette, bat des pieds, psalmodie, incante, c’est de terre toujours.
et puis quand, un jour, il se met, il se mit à écrire, ce fut de terre encore.

de l'écrit allé progressivement vers le pulsation, les appuis rythmiques, rythme fondamental du vivant, rythme de marche, rythme du corps vivant, de l'envoi de charge du sang. respiration intrinsèque au corps de langue, rythme de souffle d'où vient la parole, le corps d'où vient la voix…
oui, c'est la viande je crois qui m'a amené à ça. son souffle, son mouvement, son rythme de temps. ainsi qu'une très ancienne ascendance paysanne de patois et de baragouin de bouche. c’est d’un lien à la terre qui a porté cette viande comme cette langue que tout cela vient.
il y a dans cet ancrage de la langue dans nos corps comme une ancienne sagesse terrienne de la plante en terre.

métier de langue est métier de bouche.
manducation de la langue, manger de terre.
métier d’écrit est aussi métier de main. malaxage, pétrissage de la matière de langue.
et profération incantatoire, le pied en contact rythmique avec le sol, la voix en respiration avec l’air de cette terre…
poésie est dans ce contact, dans cette portée sonore, et significative, dans cet exercice d’une liberté, mais liée, dans l’appel libre d'homme premier. évadé. proférant au ciel. qu'un parmi les étoiles.
dans cette liberté de poésie, rythmique, de viande, archaïque, coïncidente à son corps producteur. à son corps ancré. son corps ancré en terre.
cette liberté de voix est là : aller à l'inouïe profond, l'énergie essentielle, scansion, pulsation d'fond… et au plus profond de la langue, dans ses mots de poids, de cris et de silence perdu…

écrire c'est comme dans une nuit. la première, l'archaïque. qui nous hante. celle où nous sommes enracinés. celle des grottes aussi. au-dedans, au presque silence, à l'enfoui, à l'enfoui au profond de terre, où nous avons souche ferme.
avec, dans ce silence de terre, la découverte de la résonance de la parole dans la grotte-cathédrale, cloche de son, chambre d'écho, points d'harmoniques… l'effet alors magique, de la parole résonnée, résonnante… inscrite alors, imprimée d'instinct, sur ce socle, matrice, paroi, avec la main vive, lâchée... dessiner, marquer, si proche alors déjà d'écrire.

c’est pourquoi je n’accepte de porter que mon travail d’une matière de lang. ce travail d’une terre, organique, basale, rustre, racine.
une lang intime, un patois individué, personnel, nourri et de langue très officielle et de celle ancrée dans la terre et le terroir paysan.

j'écris comme mes ancêtres bûcheronnaient, labouraient. je continue le boulot. défriche, cultive, malaxe, pétris, gâche, dans ce patois de pleine terre.

j'ai toujours eu ce souci de remonter à la source. de remonter à son origine. au point de surgissement de la langue. à ce point d'énergie basale.
quelque chose de cette énergie primaire, archaïque qui fait « monter » la parole me fascine.
sans doute est-ce pour cela que j'ai tant essayer de trouver ce que je nomme une lang. sauvage. archaïque. un patois personnel. une lang mienne. trouver, utiliser cette énergie contenue dans la parole enracinée.
qu’ainsi j’ai lutté aussi contre le refoulement qui traverse la langue froide, élaborée, en réinjectant une sauvagerie. en retraçant l'énergie première.

et voilà que l'autre soir, j’étais avec mon père, à causer du patois ancien qui s’est perdu depuis quelques générations, et que je n’ai moi-même jamais entendu. je lui parle alors de ce patois personnel, qui me ressort maintenant d'entre les doigts, que je cherche au bas mot depuis vingt ans, quitte à l'inventer.
et puis soudain, par recoupement avec les lexiques qu’il a pu constituer de cette ancienne langue oubliée, de mes ancêtres, nous la retrouvons là, soudain, dans celle que j'ai cru construire seul, que j’ai cru inventer... nous la retrouvons jusqu'à certains mots, consonances, formes phonétiques, sonores, parfaitement concordants. et c’est un étonnement radical alors devant ce saut qu’a fait la langue, perdue, mais ainsi fortuitement retrouvée par remontée, capillarité sans doute, au sein de ma recherche d'une lang que je voulais neuve, mienne, « en racine », et qui finalement rejoignait bel et bien contre toute attente les origines, la source, la souche réelle de ce qui fut une langue existante autrefois... la langue de ce coin-là, de cette terre-là, qui, somme toute, ne s’était pas totalement effacée.

 

ce jour

Isère.
méditation dans les herbes hautes, parmi les pissenlits jaunes, les véroniques violettes, pleines de rosée, les bourdons, et le plein soleil encore doux du matin sur le visage.
exceptionnel beau temps. le chant des engins agricoles crie le printemps.

je ressors aujourd’hui mes fusains de hêtre. ces bois, carbone. et j’écris cette langue de dessin, cette langue muette, qui est feu et labours, geste ancien, geste de main, sillon, traces sur la roche, la litière du sol, qui est terre et flamme.

dans l’après-midi nous enterrons l’une des nôtres…
alors que nous passions uns à uns, lentement, devant la tombe, défilant, jetant une fleur, s’arrêtant un instant, muets, ou bien portant un dernier mot à celle qui est partie, soudain sur le caveau je vis mon nom.
mon propre nom : « Frédéric Griot, 1917 ».
celui du grand oncle mort aux tranchées. que l’on est allé chercher à vingt ans, que l’on a arraché de sa terre pour le jeter, en pièces, dans une autre, froide, boueuse, labourée au soc des obus et des shrapnels, et fumée à la chair humaine…
mon nom. sur cette pierre, sur cette terre.
c’est bien de là que je venais.

avec ma langue…

 

 

fred griot

26.11.13
(dessin issu de UUuU)

www.fgriot.net